Je trouve ça toujours aussi fascinant de voir à quel point l’affaire Dreyfus a marqué les auteurs de sa génération. C’est une affaire qui a eu une importance retentissante à l’époque, qui a vraiment scindé la France en deux camps et qui faisait certainement l’objet de nombreuses discussions et de débats enflammés chez les gens instruits. Je pense qu’on sous-estime pas mal aujourd’hui l’impact que cette affaire a eu sur la vie des gens à l’aube du XXe siècle.
C’est ce qu’on retrouve dans le troisième tome de la Recherche, où les salons aristocratiques occupent la majeure partie du récit, pour le meilleur comme pour le pire, et qui donnent donc la possibilité aux personnes de haute renommée que fréquente notre narrateur d’exprimer leur opinion sur cette affaire et laisser libre cours à leur antisémitisme, souvent lié à l’antidreyfusisme dans le roman comme dans la vie. L’occasion pour Proust de se moquer de ses personnages de manière très subtile, en pointant du doigt leur hypocrisie et leurs défauts bien plus souvent que leurs qualités. Il y a quelque chose d’assez anachronique à voir ces aristocrates s’accrocher comme cela à leurs privilèges, et se comportant bien plus comme la société mondaine d’une époque révolue que comme des personnes modernes et progressistes. Dans tous les cas, cela m’a souvent permis de rire aux éclats, c’est peut-être le tome le plus drôle, le côté romantique du second ayant été un peu délaissé, malgré la présence d’Albertine, au profit d’une description très juste de la noblesse, et parmi elle la duchesse de Guermantes, qui il est vrai, fera l’objet d’une fascination presque malsaine par notre narrateur.
La noblesse en prend tellement pour son grade, elle est tellement ridiculisée par Proust que cela en devient jubilatoire, par exemple lorsque l’une de ses représentantes se prétend cultivée, alors qu’en creusant, on se rend compte que ce n’est que de la surface. Ainsi, une invitée du salon se moquera de vers écrits par un certain auteur, alors qu’il s’agit en réalité de Victor Hugo !
La maladie occupe également une place importante dans le livre, avec en point d’orgue la très belle partie sur la grand-mère du héros qui conclut la première moitié de l’ouvrage. C’est à cette partie qu’on doit le passage célèbre suivant, que je trouve extrêmement pertinent :
"La médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d’entre eux on a grande chance d’implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait la suprême folie, si n’y pas croire n’en était pas une plus grande car de cet amoncellement d’erreurs se sont dégagées à la longue quelques vérités."
Maladie qui conclut également le roman avec le passage qui voit Swann se confronter à une réaction indélicate de M. de Guermantes, encore une preuve de la critique acerbe émise par l’auteur sur ce personnage et plus généralement sur l’égoïsme de cette catégorie sociale, qui n’a finalement que faire de la souffrance des autres en amplifiant la leur. En cela, je trouve que la phrase que j'ai choisie pour titre de cette critique résume bien le propos du livre. Souvent ces gens se parlent, mais ne s'écoutent pas, et pire, ils s'écoutent parler. Ils tireront ainsi une fierté particulière pour tel ou tel calembour ou jeu de mots sorti de leur bouche, mais s'intéresseront beaucoup moins facilement aux autres.
Le développement du sentiment amoureux, thème récurrent chez Proust et qui rendait A l’ombre des jeunes filles en fleurs absolument merveilleux, est ici relégué au second plan, et surtout cantonné à l’histoire de coeur entre Robert de Saint-Loup et sa maîtresse, qui parvient à intéresser le lecteur car il offre des péripéties bienvenues à un livre qui se veut avant tout descriptif. Il y a bien sûr tous les passages fabuleux où le narrateur épie la duchesse de Guermantes et en décrit sa beauté mais le côté non réciproque de l’affaire fait que finalement Proust ne s’y attarde pas tant que cela.
Le tout est toujours aussi écrit finement. Proust, c’est l’auteur de la nuance. En effet, chaque argument puissant est souvent contrebalancé par une subtilité qui vient montrer que rien n’est tout noir ni tout blanc. Il décrit nos sentiments si parfaitement qu’on ne peut rester insensible à cette plume et ne pas se retrouver dedans. Le côté de Guermantes étant extrêmement dense, j’estime normal d’avoir quelques baisses d’attention par moments lors de la lecture d’un tel ouvrage, mais finalement on en ressort grandi comme à chaque fois avec Proust, et il y a toujours de belles choses à en tirer. La persévérance sera ainsi le meilleur moyen de s’émerveiller de certaines phrases, certaines comparaisons ou métaphores.
Malgré quelques passages selon moi un peu trop étirés en longueur qui finissent parfois par lasser et le fait que ce qu’il gagne en humour par rapport au précédent, il le perd en lyrisme et en exploration des tréfonds de l’intimité sentimentale du narrateur, ce tome m’a tout de même bien passionné et j’ai hâte de découvrir le quatrième, Sodome et Gomorrhe, qui s’annonce tout aussi palpitant.