Bon alors bien sûr, j'avais deux solutions.
Soit adopter la sage attitude de plusieurs de mes éclateurs chéris, et doter ce volume de la note maximum, puisqu'il s'agit de Marcel, et ne pas commencer ainsi à pinailler avec les différents efforts du maitre.
Soit prendre le risque de graduer mon affection selon le plaisir ressenti et exposer ainsi mon profond degré d'inaptitude à comprendre et apprécier la vraie beauté, chaque cran en dessous de la note maximale me plongeant vers un niveau d'infamie toujours un peu plus honteux.
J'ai beau avoir lu que, plus qu'un roman de transition dévolu à l'évocation des salons, il s'agissait ici du passage de l'adolescence à l'âge adulte, j'y ai pourtant effectivement surtout vu… l'évocation des salons.
Ne nous y trompons pas: il y a plus de génie et de vie dans la quart d'une phrase de Marcel que dans l’œuvre entière de Paolo Coehlo, c'est évident.
De même, le niveau reste bien sûr d'une vertigineuse altitude, mais que voulez-vous, quand on a pris avec délectation son envol depuis deux volumes tétanisant de beauté, l'évocation mondaine et plombante (à grand renforts de généalogies) de populations peuplant les salons d'un noblesse évanescente, donne ce sentiment parfois fugacement amer que la matière n'est peut-être pas toujours au niveau du style.
Ce ne sont certes pas les 150 pages dévolues à un seul repas qui ont été de nature à me rebuter, non. La chose au contraire, est une démonstration banale du génie de Proust pour mêler anecdotes, souvenirs et réflexions. C'est sans doute plutôt dans l'acuité des portraits que l'écrivain dresse qu'on trouvera à se dire que tout cela est parfois un peu vain. S'il oscille sans cesse entre admiration béate et regard désabusé sur une classe fermée et imbue de sa seule existence, on ne peut, à travers les phrases magnifiques de Proust, que percevoir une mesquinerie d'esprit absolue parée des atours les plus précieux, avec un sentiment d'universalité (de niveau social ou d'époque) un peu terrassant.
Et au bout du compte, regretter les trop rares moments ou l'auteur retrouve la pleine puissance de sa magnificence: les passages à Doncières, la découverte des premiers émois sexuels, ou la mort de la grand-mère.
Bien entendu, les phrases ahurissantes de drôlerie et d'esprit continuent à ponctuer l'ouvrage, dont je vous propose un petit florilège (éminemment personnel) en deuxième page de cette liste: http://sens.sc/1880PcZ (histoire de ne pas plomber inutilement ce texte. -Vous y comprendrez, entre autre, en des termes uniques dont vous ne trouvez jamais ailleurs l'équivalent en terme de limpidité et d'évidence pourquoi un Torpenn, par exemple, préfèrera toujours les œuvres anciennes aux plus récentes-)
Je vais, enfin, oser détourner les propres mots de Proust, pour caractériser de manière définitive ce que je pense du bonhomme:
"je discernai l'espèce de la bête. C'était une altesse".