Christophe Guilluy signe un nouvel ouvrage dans la lignée de ses précédents, "Fractures françaises" et "La France périphérique". Armé de cartes et de statistiques détaillées et précises, le géographe prolonge ici sa pensée sur la logique à l'oeuvre du néo-libéralisme globalisé qui, par nature et en conséquence de la concentration du capital, renforce toujours plus les grandes métropoles connectées à l'économie-monde, la "France d'en haut", laissant de côté les classes populaires de la France périphérique, pourtant encore majoritaire en nombre, jusqu'à les rendre parfaitement invisibles.
La première partie de l'ouvrage se concentre sur la France d'en haut, celle des "nouveaux Rougon-Macquart", rebaptisés "bobos" ou "hipsters" - dans lesquels, disons-le d'emblée, le métropolitain que je fus se reconnaît à de nombreux égards... Les Rougon Macquart du 21e siècle ont ceci de nouveau qu'ils sont désormais discrets dans leur domination, voire dans leur mépris des "beaufs", et qu''ils ont progressivement évincé les classes populaires de leurs métropoles sans aucune violence apparente, mais par la simple loi du marché, ce que Guilluy résume parfaitement dans un titre de paragraphe, "Paris, ville ouverte à 15 000 € / m²" .
De fait, à Paris comme dans toute capitale métropole aujourd'hui (Londres en étant devenu l'exemple le plus caricatural), il est devenu impossible aux ménages modestes de s'y installer intra muros, les obligeant au passage à des temps de transport colossaux pour aller travailler en métropole, ce qui est en quelque sorte une nouvelle forme de précarité.
La France périphérique remarquablement décrite par Guilluy, rappelons-le, n'est pas celle des populations immigrées de la Seine Saint Denis (15e département le plus riche de France en termes de PIB), du moins pas en majorité, mais bien plus celle de la Mayenne, des Ardennes, de la Creuse, etc. Cette France aujourd'hui trop éloignée géographiquement des quelques giga-métropoles, pas assez qualifiée pour devenir "data scientist", mais encore trop protégée socialement pour intéresser les multinationales, et qui, logiquement, ne se sent plus écoutée que par le Front National.
Cette France périphérique, si elle ne peut ou ne veut "s'adapter" ni "se flexibiliser" (dans le sens Macronien des termes), devient sérieusement encombrante dans un système libéral mondialisé. Reste alors une seule solution : la rendre invisible de l'opinion, aussi longtemps que possible.
Par exemple, note Guilluy, en falsifiant les notions de classe populaire, ou de population rurale, pour pouvoir ensuite en dire ce que l'on veut et la minimiser. C'est ainsi que l'Insee, dans ses statistiques officielles, prétend que 80% de la population française est urbanisée, alors qu'Eurostat, l'organisme européen, parle plutôt de 40% "réellement urbanisée". Cette différence (de taille !) tient au fait que l'Insee inclût dans sa définition les petites villes. Or l'auteur rappelle une réalité de bon sens : aujourd'hui, la situation de l'ouvrier de Dunkerque est infiniment plus proche de celle du rural des Ardennes, que de celle d'un haut cadre parisien (le philosophe Michéa dirait "un être Attalien") !
Un autre stratagème, plus connu, consiste évidemment à substituer cette population par d'autres opprimées, les fameuses "minorités", permettant d'occulter totalement la France périphérique du débat.
Enfin, et c'est ce que Guilluy décrit comme le plus perfide, la classe dominante a le monopole des discours qui formatent l'opinion, y compris des discours d'indignation face aux injustices. Se saisir des discours qui prétendent les combattre, les Rougon-Macquart de Zola n'avaient pas osé aller jusqu'à cette sournoiserie...
Coïncidence, j'ai terminé cette lecture le jour même de la remise des Césars et du discours de François Ruffin : "Ça dure comme ça depuis 30 ans parce que ce sont des ouvriers qui sont touchés et donc on en a rien à foutre. Si c’était des acteurs qui étaient mis en concurrence de la même manière, ça poserait problème immédiatement. Si c’était des journalistes, il y aurait des tribunes dans les journaux. Imaginez que demain on dit il faut délocaliser l’hémicycle à Varsovie, immédiatement il y aurait des débats et y aurait un projet de loi."
Ce discours a bien entendu été applaudi avec complaisance et une fausse subversion par toute la société du spectacle.
On ne pouvait pas trouver meilleure anecdote pour confirmer la thèse de cet excellent livre...