Durant l’effroyablement meurtrière peste de 1348, à Florence, trois jeunes hommes et sept jeunes femmes se rencontrent par hasard dans la basilique Santa Maria Novella et décident de se réfugier dans une villa, à la campagne, pour échapper à la tragédie en train de se dérouler. Dans ce lieu, pour avoir l’esprit occupé par autre chose que les horreurs auxquelles ils et elles ont assisté, les protagonistes se racontent tous et toutes des contes les un(e)s aux autres (un narrateur différent par conte !). Pendant deux semaines, sauf les vendredis et samedis, chaque journée, un ou une des participant(e)s, qui est nommé(e) “roi” ou “reine” pour vingt-quatre heures, choisit, la veille, le thème des histoires. Cependant, lors des premier et neuvième jours, cette règle n’est pas appliquée...
Bon, si vous avez fait le calcul, cela donne un total de cent récits. On peut ajouter à ceux-ci, un en supplément dont la narration est assurée directement par l’auteur, sous la forme d’un pied de nez aux censeurs et contempteurs de l’époque. Ce récit raconte comment un père isole son fils pour lui éviter de tomber dans la tentation des femmes. Mais la première fois que le paternel emmène sa progéniture à la ville prouve que la nature est plus forte que l’intelligence…
Dans l’introduction du roman, l’homme de lettres florentin, Giovanni Boccace, n’épargne absolument rien, aucun détail, aux lecteurs et aux lectrices, de l’atrocité de la grande peste, sur le plan humain, sur le plan psychologique, pour rendre l’atmosphère apocalyptique, dont l’auteur avait été lui-même le témoin. Ce qui a pour conséquence que la personne qui lit a autant besoin que les personnages de se réfugier dans la fiction, dans un monde qui l’emporte momentanément en dehors de la terrible réalité.
Alors, il y a cent nouvelles en tout (ah oui, il est à signaler que le succès immense de l’ouvrage a fait que la nouvelle est devenue, grâce à lui, un genre important !), avec des thématiques communes donc, le contenu d’un récit pouvant rebondir sur le contenu d’un précédent.
Ce qui fait qu’il peut y avoir un sentiment lassant de répétitivité, surtout en ce qui concerne l’abus de fil narratif “une femme, le plus souvent mariée, est attirée par un beau, elle le séduit, elle trouve une ruse pour cocufier son cher mari derrière son dos et pour pouvoir continuer aussi longtemps que possible à se faire pénétrer par un engin qui n'est pas conjugal, fin”. J’avoue qu’à la fin de la septième journée (oui, logiquement, chaque partie, composée de dix histoires, s’appelle “journée” puisqu’elles sont toutes contées lors d’une même journée !), j’avais sérieusement envie de passer à un autre truc… et heureusement, ça passe à un autre truc…
L’autre grand reproche que je fais à l’ensemble, c’est que les narratrices et les narrateurs sont interchangeables. Elles et ils n’ont aucune personnalité bien creusée, mise un minimum en avant. Que ce soit untel ou trucmuche qui raconte telle histoire ou telle autre n’influence en rien leur contenu. Quant aux réactions de l’auditoire (c’est-à-dire des neuf autres personnes en train d’écouter !), elles sont collectives et brèves ; ce qui n’arrange rien à l’affaire.
Reste un beau style fluide ainsi que riche, qui se lit globalement très bien (malgré l’aspect gênant du côté répétitif, se pointant sporadiquement !). Cette combinaison de nouvelles est principalement une ode au plaisir charnel, dans laquelle les femmes sont représentées comme des êtres ayant, elles aussi, le droit de le connaître. D’ailleurs, dans une des très rares histoires fantastiques du livre, un défunt, “vivant” dans l’au-delà, fait bien comprendre à son copain, toujours parmi les mortels, que celles et ceux qui se sont adonné(e)s au péché de la luxure ne sont pas puni(e)s, tellement, ça paraît dérisoire à côté de nombreux actes ignobles dont sont capables les humains. Autrement, sans jamais remettre en question le bien-fondé de la religion catholique, Boccace dénonce férocement l’hypocrisie des représentants de l’Église. En effet, sous des airs respectables, ils sont dépeints comme des personnes beaucoup plus soucieuses d’assouvir, par tous les moyens, leur libido, qu’animées par la spiritualité et le souci de servir leurs ouailles.
Le tout se déroule la plupart du temps dans les milieux bourgeois. Ce qui donne l’occasion d’y croiser quelques portraits de marchands, plus ou moins futés, que l’écrivain connaissait très bien, vu qu’il a eu l’occasion de les fréquenter étant donné que son père voulait qu’il entame une carrière dans les affaires. Mais les Muses de la littérature ont été les plus fortes.
Il est inévitable, bien sûr, vu leur nombre, que certains récits soient bien plus réussis et mémorables que d’autres.
Pour ma part, je retiendrai surtout la toute première histoire avec la crapule, n’ayant baigné que dans le vice, qui se confesse sur son lit de mort. Il arrive à avouer tous ses péchés, mais, volontairement, d’une manière à ce que le religieux qui l’écoute finisse par le prendre pour un saint. C’est un petit bijou d’écriture qui est aussi une bonne mise en bouche. Je retiendrai aussi ce jeune homme travaillant comme homme à tout faire dans un couvent pour religieuses et qui parvient à se taper toutes les pensionnaires en se faisant passer pour un sourd et muet ; ce marchand de chevaux qui, après s’être fait voler tout son argent et ses vêtements par une femme de mauvaise vie, lui ayant fait gober qu’elle était sa sœur, subit un lot de mésaventures nocturnes, comme chuter dans une fosse remplie de merde ou faillir être enterré vivant dans la tombe d’un archevêque avant de finir, par un heureux coup du destin, plus riche qu’il ne l’était ; ce Juif qui se convertit au catholicisme, car il estime qu’une religion qui réussit à tenir, en dépit du fait qu’elle soit représentée par des ordures dépravées et sournoises dégageant l’impression de vouloir détruire la cause qu’ils sont censés servir, ça tient du miracle ; l’épouse infidèle qui se fait sauter par son soupirant pendant qu’elle donne des ordres à son mari, ignorant qui lui pousse des cornes, alors que celui-ci est à l’intérieur d’une jarre en train de la nettoyer (ouais, on dirait le scénario d’une scène porno !) ; cet homosexuel qui souhaite fourrer son joint dans le derrière de l’amant de sa femme, ce qui finit par un plan à trois ; ces deux couples qui découvrent les plaisirs de l’échangisme ; cette jeune fille qui prétexte avoir trop chaud dans sa chambre et avoir l’envie d’écouter le rossignol pour avoir enfin l’occasion de coucher avec son amoureux ; cette séductrice, perverse, cynique et sans scrupules, qui va apprendre durement que l’on ne déconne pas avec un philosophe, œil pour œil, dent pour dent ; ce peintre profondément bête et crédule, nommé Calandrin (qui apparaît dans quatre des cent récits !), à qui ses amis (avec des amis comme ceux-là, pas besoin d’ennemis !) parviennent à le convaincre qu’il est enceint ; ce prêtre, profitant de la stupidité d’un couple qui croit qu’il possède le don de pouvoir transformer une femme en jument, pour calmer les besoins de sa queue en essayant de baiser l’épouse devant les yeux du mari…
Celles-ci, en particulier, parce qu’elles sont les plus inattendues, parce qu’elles sont les plus soutenues, parce qu’elles sont les plus réjouissantes et parce qu’elles sont les plus subversives…
L’air de rien, Boccace, à travers ses nouvelles, la plupart du temps grivoises, prouvait qu’il n’avait aucun tabou…
Cet inspirateur de Chaucer, de Marguerite de Navarre, de Shakespeare, de Molière, même de Machiavel, etc., qui, en outre, par l’empreinte énorme laissée par son roman, a été le “père” de la langue italienne (qui était encore le toscan à l’époque !) en prose (Dante et Pétrarque, ce dernier, pour l’anecdote, étant de plus le meilleur ami de Boccace, l’ont été par le biais du vers !), humaniste avant l’heure (là encore avec Dante et son meilleur poto !)... ouais, sacré CV qu’il a le Monsieur… bref, cet inspirateur façonneur mérite qu’on s’y arrête, que l’on plonge dans son œuvre la plus célèbre, aussi imparfaite soit-elle, mais novatrice, qu’est le Décaméron.