"He is haunted by a demon, a demon against which he feels powerless, because in its first manifestation it has no face, no name, nothing; and the words, the poem he makes, are a kind of exorcism of this demon."


― T.S. Eliot, The Three Voices of Poetry



Alors quel poème écrire?



Une intro personnelle s'impose. Il y a un peu plus de 10 ans, je découvrais Bret Easton Ellis et je suis entré à pieds joints dans la littérature "moderne". Si j’avais lu ce roman à la même période, il aurait eu fini de m’achever et aurait fait partie de moi, comme a pu le faire Le Portrait de Dorian Gray de Wilde. Parce qu’en tant qu’adolescent, on vit dans une certaine dualité constante, attisée ou non par les expériences que nous choisissons de vivre, et les livres accompagnent ces expériences d’apprentissage. Elle nous ouvre, nous conditionner parfois. L'influence de ces objets en papier est implacable.


Mais le flux littéraire n’est plus perçu de la même façon en grandissant, il ne passe pas dans le lecteur comme il le faisait auparavant. L’injection par intraveineuse n’est plus aussi violente. Bien entendu, je ne tends pas à généraliser, mais il en est ainsi pour ma personne. La subtilité est de plus en plus exigée.


Une fois n’est pas coutume, beaucoup se sont déjà exprimés sur Le démon, ici… Mmmm… Voyons voir, 20 critiques sur 346 notes. Mais je m’empare du clavier parce que je ne m'y suis pas retrouvé, comme ça arrive parfois, alors tant qu’à faire, autant y laisser mes impressions, mon humble expérience de lecteur en compagnie de ce démon newyorkais.



Le démon d'Harry et la démonstration d'Hubert...



Commençons par son style, car d’un point de vue formel, Le démon impose un rythme incroyable, subtil dans son paradoxe fluide et tranché, par ses ellipses, son langage tantôt soutenu, tantôt familier qui n’est pas sans apporter une certaine dimension Célinienne. Ajoutons à cela les dialogues qui par leur ponctuation (ou parfois leur absence de ponctuation) se fondent dans la narration. Selby parvient avec brio à dépeindre la répétition, celle de la routine du personnage, l’ennui et la lutte contre cet ennui.


Là où la forme est subtile, le fond l’est beaucoup moins. Selby extrémise ses personnages et ses propos, une outrance parfois lourde, qui ne se justifie qu’au nom d’une chose : donner la force à son personnage principal… Harry White? Non. Le démon. Harry n’est en quelque sorte qu’un habitacle, un hôte, le prétexte de l'écrivain afin de démontrer que riche, baignant dans l’amour et la réussite, personne n’est à l’abri de l’addiction et du démon. Et au passage, le roman se fait une joie de gratter ses ongles sur le tableau noir de l’American way of life, pour mieux montrer que le démon n’a pas de source sociologique. C’est donc de lui dont il s’agit tout au long de l’œuvre, même quand c’est un pur bonheur qui noircit les pages. Et les autres personnages gravitant autour ne sont que des fonctions, des fonctions clichées (l’épouse-mère au foyer, le patron, le psy, les femmes-objets, etc.) en adéquation avec le fait qu’aucun n’est décrit physiquement, et ça tend à établir la puissance tant physique que psychologique de l’entité. Harry White n'est qu'une victime, au final, la première fictive. Le reste n’est que dommage collatéral.


Le démon est un roman sur le paradoxe, construit sur des paradoxes, sur cette attraction vers ce qui rend fort et ce qui détruit inexorablement. Toutefois, le fait d’aller dans l’outrance donne cette impression d’assister à une démonstration. Encore une fois : paradoxe. Et étrange de réaliser quand dans "démonstration" et "démontrer", il y a "démon". Oui, étrange hasard que voilà.


Mais la brillance de Selby est cette façon de faire dialoguer les textes religieux en exergue avec la fin de son roman, conférant au chemin parcouru, à l’œuvre elle-même, une tout autre dimension, comme écrite en filigrane dans le blanc des pages, invisible, mais présente, inaltérable, à l’instar du démon d’Harry White.

Templar
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le 21 mars 2013

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