Aux premières pages, sentir comme un brouillard épais qui nous enveloppe, ou plutôt comme la noirceur de la nuit, mais les yeux s'accoutument, c’est bien fait des yeux, et on discerne des formes, pas tout, mais suffisamment pour pouvoir avancer, parce qu’il faut avancer, on regarde parfois les derniers pas, mais ne jamais s’arrêter, c’est important, et lorsque tout devient plus clair, on regarde autour de soi, et on est dans cette cathédrale dans laquelle on a mis les pieds en s’y attendant, mais sans vraiment y être préparé. Une cathédrale au vocabulaire esthétique perturbant, baroque, ostentatoire, jouant avec l’ombre et la lumière, et le temps et l’espace, car toutes les époques s’y retrouvent. La tour du clocher ne dépareillerait pas à Dubaï ou dans une ville fictive futuriste. L’orgue, lui, joue une fugue enchanteresse comme le chant d’une voluptueuse sirène. Les vitraux et les tableaux plutôt que dépeindre des scènes pieuses illustrent des scènes obscènes, parfois masochistes. Il y a tous ces gens assis sur les bancs. Cette faune de gens étranges parmi lesquels on erre, dans un brouhaha infernal. Et là, devant l’autel, à la place du prêtre, il y a ce mec à lunettes qui semble se marrer dans sa barbe invisible, avec malice, la main contre la bouche comme pour retenir un éclat de rire qui résonnerait, oui, dans l’espace et le temps. C'est l'architecte de ces lieux. C’est James Joyce, suprême démiurge, qui sourit de sa monumentale plaisanterie, celle qui a garanti son immortalité. Et c’est avec une malice déconcertante que cet Irlandais facétieux nous fait gouter à une autre forme d’infini, et nous, pauvres lecteurs, nous devons en revenir.
Il n’est pas aisé d’être laconique sur ce livre. Tout lecteur d'Ulysse devient hanté. Qu'il l'aime ou pas, le finisse ou pas, ce roman aura inscrit une marque indélébile parce qu'il touche à l'invisible. À l'inexplicable. Et puis, il y a ces milliers de gens qui s'affairent à l'expliquer depuis des décennies. À décortiquer avec une maniaquerie chirurgicale cet objet de papier, véritable livre de sable. Livre de chair. Où les mots ne sont pas seulement des signes, où ils sont aussi des notes.
"Trouant l’air silencieux une voix chantait pour eux, feutrée, ni la pluie ni le murmure des feuilles, pas non plus comme le chant des cordes et des vents ou chezplusquoi tympanons, elle touchait leurs oreilles immobiles avec des mots, cœurs immobiles tendus vers, chacun la sienne, la mémoire de ses vies antérieures. Du bien, ça fait du bien d’entendre ça : loin d’eux de chacun semblait de tous les deux s’éloigner la première fois qu’ils entendirent."
Cette poésie qui transpire à travers la crudité de ce monde dublinois, vénal, de ces gens bourrés par l'alcool et le vice, le nationalisme et le romantisme. Ces gens sales et beaux à leur façon comme dans un roman de Genet, cette banalité, transcendée sans jamais être altérée. Au contraire. Joyce dompte la littérature pour créer un monde que personne ne soupçonnait avant qu'il ne le fasse L’humain utiliserait 10% de son cerveau (on s’en fout si c’est faux, là n’est pas la question). En lisant Joyce, j’ai eu l’impression que la plupart des écrivains utilisaient 10% du langage, et Joyce, lui, s’éclate en explorant les 90% restants, voire en lui donnant forme. Un roman comme un terrain de jeu. Un musée. Une bibliothèque. Une fresque. Une partition. Une machine à voyager dans le temps, comme cet épisode (Les Bœufs du Soleil) où le style littéraire évolue sans cesse, d'un langage moyenâgeux à une langue patoise moderne. Et ce mot: "ce mot mets machin avec chose dedans et voilà qu'il vous sort des mots à vous faire péter la mâchoire à propos de l'incarnation...", comme dit Molly, ce mot: métempsycose… L’auteur, le lecteur, s’incarnant à travers les rêveries érotiques d'une jeune fille en fleur, la vision d'un pilier de bar nationaliste à tendance antisémite, une femme adultère lubrique qui aura le dernier mot, etc. pour capturer les rouages d’une réalité humaine vouée au néant, parce qu’Élie arrive… S’incarnant aussi dans la forme littéraire... Mais ce que je dis ne vaut rien. C’est du vent. Comme l’épisode nommé Éole... Lapalissade souvent répétée, j’en conviens, mais il faut le lire. C'est pour votre bien.
Souvent, on me demandait quand je trimbalais ce gros livre, avec ce ton perplexe classique:
GENS (collègues, amis)
Mais as-tu du plaisir à le lire? Franchement?
MOI
Tu dis ça comme si je remplissais une fiche d'impôts!
(surtout qu'à Montréal, on a deux déclarations à faire: une au fédéral et une autre au provincial. Certains embauchent un comptable, d'autres y passent la journée et--).
Quel est le dernier mot du roman? "Oui". Un Oui orgasmique. Un Oui comme Oui lisez-le. Oui ça vaut la peine, l’énergie. Le temps. Malgré la cruauté de Joyce! Car maintenant qu'Ulysse est lu, que lire alors? Pour ma part, heureusement qu'il y a toujours Proust, sinon, j'aurais été déprimé.