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Aujourd’hui nous allons essayer de répondre à la question de comment dire le traumatisme, comment écrire sur ce qui est indicible. Pour cela, nous allons nous intéresser à deux romans, Beloved de Toni Morrison et Le démon de la colline aux loups de Dimitri Rouchon-Borie.
De quoi ça parle ? Beloved, c’est l’histoire de Sethe, une ancienne esclave, qui vit avec sa fille Denver. On assiste à une déconstruction du récit, qui fait la part belle aux retours en arrière et à un jeu d’ellipse — il est question de fantômes, et il n’est pas trop compliqué de déduire que l’esclavage semble être le cadavre dans le placard de l’Amérique à la fois décrite dans le livre — post-guerre de Sécession, et actuelle.
Dans Le démon de la colline aux loups, on suit la reconstruction impossible de Duke, victime d’inceste. Ce sera une manière de mettre en scène la reproduction de la violence, et la difficulté d’échapper à ses déterminismes.
Avant de commencer, je pense qu’il est important de donner une définition du traumatisme :
Le traumatisme psychique est l'ensemble des mécanismes de sauvegarde qui peuvent se mettre en place à la suite d'un ou de plusieurs évènements générant une charge émotionnelle non contrôlée et dépassant les ressources du sujet.
Parler de traumatismes en littérature a toujours existé — mais il est intéressant de voir que l’écriture peut reproduire les mécanismes de défense du corps ou psychologiques, comme la sidération qui bloque toute réaction ou encore le ressassement.
1) DIRE L’INDICIBLE
La question de l’écriture du traumatisme, ou de ce que les universitaires appellent l’indicible est importante depuis le 20ème siècle.
Il faut savoir que l’indicible sert à rendre compte de ce blanc, cette chose en creux impossible à exprimer — Ainsi, dans « Les récits de l’indicible », Alexis Nouss explique que le langage littéraire « sert à montrer ce qu’on ne peut pas dire »
Mais comment montrer ? Comment écrire ce qui est impossible à formuler ?
Il peut y avoir plusieurs approches. Dans Le démon de la colline aux loups, il s’agira pour l’auteur de dire sans avoir les mots, car son personnage s’exprime dans une langue détruite, démolie comme son corps et son intégrité l’ont été dans son enfance. Là où Toni Morrison sera dans la suggestion, dans l’impossibilité de dire. Ce sera alors un long poème organique, sensuel et macabre, avec les thèmes religieux en toile de fond, qui dans la déconstruction du récit peut évoquer Le bruit et la fureur de Faulkner — les deux d’ailleurs sont une métaphore d’une nation morcelée et dont les fondations sont la violence et l’asservissement.
Cette écriture en creux existe depuis le XXème siècle et les horreurs qui l’ont traversé. Il faut trouver, selon Luba Jurgenson, dans son article « L’indicible : outil d’analyse ou objet esthétique » une nouvelle manière d’écrire, une figure de la lacune
Ce résidu muet plane non seulement sur les contours narratifs de l’expérience comme échec de sa mise en parole – l’impossibilité de faire récit –, mais aussi sur le mode d’apparaître de l’événement qui, à la différence d’autres événements, adviendrait hors langage. La notion d’indicible permettrait alors de pallier la carence de schémas narratifs cohérents et de garantir l’advenue du sens par-delà le discours de la rupture.
Ce qu’elle entend par là, c’est que cette nouvelle manière d’écrire doit traduire l’impossibilité à dire les choses, que le creux, le non-formulé fait partie du récit, en est même le nœud central. On pense par exemple à Pérec, dans son W ou le Souvenir d’enfance, un récit écrit entièrement sans utiliser la lettre E, pour rendre compte de l’absence d’eux, ses parents déportés. Mais c’est un procédé qui jaillit sur le 20ème siècle, et qui permet d’expérimenter formellement l’expérience du manque, de l’absence, mais aussi de la violence. On notera dans Beloved, qu’un chapitre entier est écrit en laissant des blancs afin de mettre en relief ce qui est intraduisible mais aussi une manière de montrer typographiquement ce qu’on oublie, ce que le temps efface.
2) SURGISSEMENT DE LA VIOLENCE
Ce qu’on peut aussi observer pour ces deux romans, c’est le surgissement de la violence, comment elle apparait comme un éclair, comme quelque chose qui déchire le temps, donne un avant et un après.
Morrison susurre plus qu’elle ne clame, c’est pour cela que le surgissement gifle le lecteur. Vers le dernier quart du récit, elle nous donne des clés de compréhension, bien que ce soit toujours elliptique, par jeu de clair/obscur. On comprend ainsi que Sethe, son héroïne, semble avoir vécu un viol à plusieurs, et que le père de ses enfants y a assisté, tout en étant impuissant. On comprend aussi que dans un temps plus ou moins long après ce viol, elle a tué sa fille pour qu’elle ne devienne pas esclave à son tour. Fille, qui revient sous les traits de Beloved, qu’on pourrait traduire par « bien-aimée ». Ce serait donc un geste libérateur, un geste d’amour, la seule façon d’aimer ses enfants possible dans un monde où les mères et leur progéniture sont séparés très tôt pour que chacun aille dans des propriétés différentes. D’ailleurs, c’est ce qui est inscrit sur la pierre tombale de sa fille. En faisant cela, en se déplaçant du champ des victimes à celui des bourreaux — car l’infanticide est dans la plupart des cultures un geste hors-normes — on peut se demander si Sethe ne fait pas un geste émancipateur pour elle, et pour ses enfants, un geste qui va irriguer le reste de sa vie, avec le retour du passé matérialisé sous les traits qu’aurait sa fille.
Le démon de la colline aux loups est un livre sur les marginaux, et dit une vérité qui est souvent ignorée : les gens dans la rue sont souvent d’anciens enfants traumatisés, qui ont subi l’inceste ou de la maltraitance. Je crois qu’il y avait des statistiques sur le sujet, beaucoup de SDF jeunes vivent dans la rue pour fuir leur foyer. Je trouve que parler de ses destins cassés et une chose qui n’est pas souvent faite, parler des conséquences de l’inceste, en termes de brisure d’une vie complète, de la marginalité, des squats, de la drogue… L’impossibilité de dire, d’exprimer le vécu, et donc de l’expulser d’une certaine manière. Le personnage principal y arrive que quelques jours avant sa mort, sous forme écrite, sinon, c’est le surgissement de la violence, toujours en fond, tapie, ce qu’il appelle le Démon qui prend le relais. Implacable et imprévisible. La conséquence directe de l’indicible.
Cependant, je dois quand même dire qu’il y a une petite chose qui me chiffonne, outre le pathos — car le récit est toujours sur la même note, allons de mal en pis, ce qui est sans doute une réalité, mais pour l’engagement émotionnel du lecteur, on pourrait lui jeter quelques miettes d’espoir pour le faire mieux redescendre, donc outre ça, c’est que le milieu social de notre anti-héros est caricaturé, on se retrouve pleinement dans une ruralité incestueuse à la Massacre à la tronçonneuse — On a l’impression, quand on lit les critiques sur Babélio, qu’a opéré une entreprise contraire à celle de la banalité du mal — d’en faire quelque chose d’hors-norme, de monstrueux, montrer que c’est les culs-terreux qui font ça, que c’est pas chez nous qu’on assisterait à ce genre de choses. Et je crois que c’est pernicieux, en un sens, parce que ça prolonge un fantasme bien ancré dans la société, que le viol et l’inceste sont des choses anormales et relié à des populations bien précises. Déjà, ça nie que bien souvent, c’est par la persuasion, par le ronronnement que les violeurs arrivent à leur fins — en gros, on met en scène l’hors norme, l’exceptionnel, puisqu’en plus, de ce viol va découler une enfance bancale, une adolescence violente et surtout un adulte meurtrier. Je pense que le message, si message il y a, bien évidemment, les auteurs peuvent écrire comme ça leur vient, est un peu maladroit. Et si on ajoute la fascination de Duke pour les flics, on est dans un imaginaire assez tranché, où la violence, l’alcoolisme, l’inceste découle de la pauvreté, et où la loi, la droiture et la dignité, viennent des institutions.
3) RECONSTRUCTION AU PURGATOIRE ?
Sethe semble être la seule à comprendre son geste, car elle est rejetée par la communauté noire, et vit dans une sorte de maison aux pièces symboliques, le « 124 ». La symbolique des couleurs et des lumières me parait être importante — Paul D, par exemple, l’ancien ami et amant de Sethe, ne peut accéder n’importe où dans la maison. L’étage semble lumineux, là où le rez-de-chaussée et rougeâtre et baigné par les flammes de la cheminée. Dès le début du texte, le lecteur se demande sur quel plan se situe le récit — si les personnages existent en tant que tel ou s’ils ne sont pas des allégories de certaines facettes humaines, le fait de vouloir tourner la page, avec Denver et Paul D, contre la peur de l’oubli, avec Beloved ou Sethe, et si l’on ne se situe pas au Purgatoire.
Dans le catholicisme, le purgatoire est une étape de purification par laquelle les âmes des défunts morts en état de grâce doivent cependant expier les péchés dont ils n'ont pas fait une pénitence suffisante avant leurs derniers instants. Cette purification passe par un feu qui purge le croyant de ses péchés. L’apaisement que vit Sethe à la fin du livre sonne comme une libération — l’endroit où elle se situe alors ne parait pas être choisi au hasard.
Le purgatoire est aussi cité dans Le démon de La colline. L’action se déroule dans un endroit indéterminé — la peine capitale pourrait venir autant des Etats Unis de notre époque que de la France des années 70 — d’ailleurs, les prénoms américains peuvent autant aller dans un sens que dans l’autre — une France rurale biberonnée aux feuilletons américains ou l’Amérique elle-même. Seule indication à la limite, le nom des médicaments donnés à la petite amie de Duke, des noms français. Il y a donc un choix, conscient ou non, de brouiller les pistes du cadre spatio-temporel de l’histoire. Ce qui donne à la situation d’énonciation, le moment où Duke écrit son histoire, une note intemporelle, vide, un lieu qui n’existe peut-être tant pas dans un monde réel qu’une relecture de la damnation.
Être bloqué au purgatoire, dans ce cas-là, c’est être empêché de sortir de ses déterminismes et de la violence qui en découle, c’est souffrir vraisemblablement de stress post traumatique et revivre en boucle les mêmes scènes — soit par le ressassement comme dans Beloved, soit par la répétition, comme dans le Démon de la colline. En fait, être au purgatoire, c’est aussi passer par le récit, car pour être pardonné de ses péchés, il s’agira déjà de les traduire — et donc peut-être que les thèmes religieux du pardon ou du repentir sont les seules choses à même de permettre les textes impossibles d’exister.
Ce sont des livres que je vous recommande, et il est important de les lire pour justement essayer de retracer ce qui est impossible à formuler, tellement impossible que le roman de Toni Morrison est interdit dans un comté de Virginie depuis 2021 par les républicains. Par contre, ce n’est peut-être pas son texte le plus accessible, donc soyez prêt à garder un petit carnet de notre pour le déchiffrer.