Le Dernier Jour d’un Condamné, au-delà d’être un combat féroce contre la peine de mort, est une œuvre extrêmement complète, et un modèle de critique acerbe. Victor Hugo livre ici un roman étouffant, qui adopte une approche subtile afin de dénoncer un fait révoltant, mais également de proposer une nouvelle vision de la mort, de la justice et de l’humain : de quoi est-il capable ?
Persuader par l’empathie
Il serait aisé de développer un plaidoyer argumenté, expliquant en quoi punir un assassin par la mort est un concept absurde et illogique. Pourtant, ce n’est pas le chemin que souhaite prendre Victor Hugo : il préfère s’adresser au cœur et à l’âme du lecteur. Ainsi, il l’enferme dans les pensées troubles et désespérées de ce condamné, mettant en place un huis-clos cruel, fait de souffrances et d’espoirs vains. Il y a surtout cette peur de la mort, cette terreur, ce gouffre qui dévore le narrateur, cette fin inéluctable qui approche, à la fois si vite et si lentement, et qui force cet homme à endurer cette douleur morale qu’il dit pire que n’importe quelle blessure physique. C’est la Mort, elle frappe à sa porte, à notre porte, car nous ne faisons plus qu’un avec le prisonnier. Elle est un calvaire, un supplice, une torture, et son attente est si effroyable qu’on finit par la désirer.
Encore deux heures et quarante-cinq minutes, et je serai guéri.
Mais qui est ce condamné ? Il n’a pas de nom, il n’a pas d’histoire, son crime même nous est inconnu. Il n’est personne, il est tout le monde ; il est vous, il est moi. Il est un homme, comme celui qu’il a tué, comme ceux qui l’ont jugé, comme celui qui le tuera. Il semble en dehors du monde, et la seule personne qui le raccroche à ce-dernier est sa fille : lors d’une scène déchirante et atroce de réalisme, on voit ce lien s’effiler jusqu’à casser, arrachant à l’homme son dernier bonheur, laissant son cœur s’éteindre et étouffant l’espoir d’une dernière pensée heureuse.
~ Marie, as-tu un papa ?
~ Oui, monsieur.
~ Eh bien, où est-il ?
~ Ah ! Vous ne savez donc pas ? Il est mort.
Convaincre par la satire
Victor Hugo mène donc habilement son récit, et parvient à faire osciller le lecteur entre deux sentiments : d’un côté la pitié, la compassion qu’on finit par éprouver pour cet homme qui a pourtant commis une faute grave ; de l’autre, une prise de conscience face à cette sentence qui, en elle-même, est un crime bien plus impardonnable que celui du condamné. Ainsi l’auteur fait appel aux sentiments mais également à la raison du lecteur : il cherche à persuader et à convaincre, mais toujours de manière subtile et implicite. Dressant un portrait abominable de la peine de mort, Hugo déploie également, à travers les interrogations de son protagoniste, des arguments implacables.
Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le sang s’épuise goutte à goutte, ou que l’intelligence s’éteigne pensée à pensée ?
On ressent aussi, surtout à travers le comportement du condamné vis-à-vis des dernières personnes qu’il fréquente, une forme de satire, au moins une ironie forte et le ton amer de celui qui s’apprête à mourir et qui veut prétendre que plus rien ne l’atteint.
Le condamné est donc doté d’un humour grinçant, qui couvre chez lui ce sentiment d’angoisse dévorant, et ce flegme est d’autant plus retentissant que le lecteur connait la tempête intérieure qui se déroule dans l’esprit du narrateur.
~ Je vous trouve bien pensif, jeune homme.
~ Jeune homme ! Je suis plus vieux que vous ; chaque quart d’heure qui s’écoule me vieillit d’une année.
"Je les vois danser comme je succombe"
On louait des tables, des chaises, des échafaudages, des charrettes. Tout pliait de spectateurs. Des marchands de sang humain criaient à tue-tête :
~ Qui veut des places ?
Une rage m’a pris contre ce peuple. J’ai eu envie de leur crier :
~ Qui veut la mienne ?
Il y a quelque chose d’atroce dans l’histoire que nous raconte Hugo. Quelque chose d’encore plus sinistre que les pensées de cet homme qui s’apprête, selon une métaphore que l’auteur utilise lui-même, à épouser la Veuve. Lors de l’exécution, le prisonnier décrira une foule enjouée, un esprit de fête qui se place à l’opposé de l’image que nous avons de cet instant : depuis le début du roman, nous le redoutons, nous voyons cette épreuve insurmontable de la même manière que le condamné la perçoit, c’est-à-dire fatale. L’ambiance qui règne le jour de la condamnation crée donc un contraste cruel d’ironie avec les pensées du narrateur.
C’est cet aspect qui, parmi tous les chemins que l’œuvre empreinte, m’a le plus révoltée. Cette place de l’exécution n’est rien de plus qu’une immense corrida. Au centre, le bourreau joue un rôle, celui du torero, tandis que le public euphorique attend que le sang soit versé. Puis on fait entrer la bête, le condamné, qui, comme le taureau de Francis Cabrel, se dira en lui-même : « Je pensais pas qu’on puisse autant s’amuser autour d’une tombe ».
C’est par là que Victor Hugo a su véritablement m’atteindre. Parmi tous les procédés qu’il utilise pour nous dégoûter de cette sentence, parmi toutes les pièces de cette machine bien huilée et infaillible qu’est son roman, cette scène de l’exécution où se rencontrent rires et derniers soupirs m’a frappée. L’idée de la peine de mort est repoussante ; la pratique qu’on en faisait, et qui conduisait à considérer une mise à mort comme un spectacle, cet acte-là est sans doute l’un des plus abjects que l’homme n’ait jamais commis.
Est-ce que ce monde est sérieux ?