Réenchantons le monde en comprenant l’évolution de la pensée religieuse !

Le sous-titre de l’essai éclaire le projet ambitieux et réussi de Gauchet : Une histoire politique de la religion.
Je m’excuse par avance pour la simplification donnée à une pensée philosophique dense que j’ai essayé de reconstituer au mieux, avec les approximations inhérentes à ce genre d’exercice et à ma faible culture philosophique.
Allant à l’encontre de l’idée reçue que les grands monothéismes seraient des formes abouties de la religiosité, l’auteur démontre qu’elles sont au contraire les étapes d’une remise en question du religieux ; celui-ci trouvant sa forme originelle la plus aboutie dans les sociétés primitives ( le passage entre les deux modes de pensée pouvant être nommé la « période axiale ».)
Aux origines de l’humanité, il n’y aurait ainsi pas d’écart entre la religion qui organise la vie sociale et l’individu, toujours secondaire, dont l’adhésion à la norme et à la loi ancestrale, fondement du religieux, ne créé aucun écart entre soi et les autres, la morale individuelle et la morale collective.
La mainmise de l’Etat sur le fait religieux est une première étape vers sa remise en cause, agissant comme une « capture des dieux dans les rets de l’histoire » éloignant l’esprit du moule mythique originel.
Ainsi, Gauchet voit dans les royautés de l’absolutisme, à l’encontre des idées reçues, une « dynamique aussi foncièrement que souterrainement laïque ». Le roi incarnant un pouvoir politique où Dieu est comme rejeté dans la transcendance, en dehors du monde, alors que les polythéismes voyaient le religieux comme faisant partie de ses multiples aspects.
La dimension « laïque » est donc issue du champ religieux, comme une « matérialisation de la transcendance en mouvement ».
S‘ensuivent, au sein de la pensée occidentale ( même si l’histoire des idées est loin de suivre une chronologie strictement linéaire), différentes étapes dans la transformation du lien entre l’homme et le divin : le développement de la rationalité, contenue en germe dans la pensée magique ( j’ai toujours été personnellement étonnée par les origines des sciences modernes, relire à ce propos « Forgerons et alchimistes » de Mircea Eliade…) , l’appropriation par l’individu de son intériorité et de son indépendance ainsi que le désir de maîtriser la nature, de transformer ce qui était le lieu du sacré. Chaque étape étant un pas de plus vers l’éloignement de la structure religieuse commencée par la transition vers l’unicité divine. « Effet crucial de la distance du créateur à sa création : elle désolidarise les créatures intelligentes du reste de la réalité créée, elle brise l’alliance inclusive qui tenait les hommes en co-appartenance avec la totalité de la nature. Ladite totalité est dorénavant traversée par une fracture qui disjoint l’appréhension du monde de la relation avec son fondement. »
Le christianisme apporte alors une originalité stupéfiante : « La religion de l’Incarnation est fondamentalement une religion de l’interprétation. C’est-à-dire une religion impliquant aussi bien la détermination et l’imposition d’un dogme que la liberté des consciences ». Gauchet allant même jusqu’à démontrer que la rigueur même dogmatique de l’orthodoxie porte en elle, intrinsèquement, une ouverture vers l’hérésie – ce que l’Histoire du christianisme nous illustre parfaitement et qu’on ne retrouve pas dans les autres religions ; elle porte en elle et devait nécessairement conduire à la dissolution du principe hiérarchique. Mais auparavant, il y a un long processus de constitution de l’Eglise en tant lui-même que système hiérarchique, révélant une évolution inéluctable vers la dépossession du divin par le développement de l’être collectif. La doctrine du salut permet ainsi d’habiter le monde en développant une éthique économique aboutissant au capitalisme démocratique « plus on aspire à la grandeur que confère la possession des choses, plus il faut transformer en choses ceux qui les procurent ». Les ruptures, la discontinuité (les guerres de religion, par exemple), n’étant que l’aboutissement du processus initial de séparation d’avec Dieu . Ainsi, Gauchet, comme beaucoup de penseurs, a-t-il noté le caractère foncièrement « révolutionnaire » du christianisme, qu’il appelle « la religion de la sortie de la religion ».
Fascinante histoire de la pensée occidentale.
« En ce sens, nous ne sommes pas simplement passés au dehors de la religion, comme sortant d’un songe dont nous aurions fini par nous éveiller ; nous en procédons ; nous nous expliquons encore et toujours par elle ; et c’est en interrogeant la métamorphose qui nous a tirés d’elle que nous avons quelque chance d’apprendre à cerner les impératifs qui conditionnent et règlent nos mouvements. Ils ne sont pas devenus plus clairs pour cesser d’être dictés du dehors ; venant de nous seuls, ils ne nous sont pas moins mystérieux, en fait, qu’à l’époque où ils tenaient du surnaturel. Sauf qu’ils se peuvent au moins pour partie élucider, à la lumière, précisément, du retournement de l’attache au surnaturel qui s’accomplit en eux. »
Dans la deuxième partie de son essai « Apogée et mort de Dieu », Gauchet brosse une histoire du christianisme qu’il met en parallèle avec le développement occidental. Comme je crains d’avoir à ce stade perdu déjà quelques lecteurs dans le cadre particulier de SC, j’en ferai un honteux survol en quelques mots.
Né à la périphérie de grands impérialismes, l’extraordinaire personne de Jésus s’inscrit dans une tradition messianique née avec Moïse et effectue par son Incarnation le lien entre le monde divin et le monde terrestre et après sa Résurrection, à l’issue d’un chemin d’humilité, annonce l’avènement du Royaume. « Par l’économie de son rôle, par le geste qui fait l’âme de sa doctrine, par la ligne énigmatique de son destin, il signifie un indicible nouveau – de vie, de vérités, de valeurs- qui n’a plus besoin d’être explicitement pensé pour être reçu dans l’illumination et le bouleversement que lui n’avait besoin d’en détenir la clé théorique pour l’exprimer, et dont il faudra deux millénaires pour épuiser les ressources de sens ».
Il y a là une véritable révolution : après le Christ « on ne peut plus être à la fois roi et prêtre », ce qu’Il a dévoilé, « c’est l’abîme entre l’humain et le divin, la volonté de Dieu ne nous parvenant que moyennant le devenir Chair du verbe. »
L’effondrement de l’Empire marque l’étape initiale vers la décomposition de l’autorité politique qui se perpétue jusqu’à nos jours. Si une scission importante a été effectuée par la révolution grégorienne, ayant pour conséquence un long combat, parcouru de tiraillements internes, entre l’Eglise qui prétend au gouvernement temporel et le gouvernement temporel qui a des prétentions spirituelles, Gauchet marque la fin du religieux chrétien vers 1700. Même si on n’en a pas fini (en aura-t-on jamais fini ?) avec la religion comme culture et principe d’organisation qui agit malgré nous. Même si cette scission ne marque pas l’autonomie matérielle de l’homme puisque l’altérité de Dieu se perpétue dans la structure de l’altérité du pouvoir, de la conscience et du travail : « la résorption de l’altérité religieuse se peut comprendre en son ensemble comme une réarticulation de l’expérience tant singulière que collective dans l’ordre de l’autre – d’un autre sans extériorité ni sacralité que nous ne devons qu’à nous-mêmes, qui est nous-mêmes. »
Gauchet ayant ainsi éclairé les origines, il dégage alors de façon très éclairante ses survivances dans le monde contemporain. Chaque domaine de l’activité est ainsi redevable et garde en son sein sa détermination originelle religieuse, transformé par l’abandon de Dieu : l’existence du mal devient un produit de la liberté humaine, voire une pathologie, l’éducation abandonne la transmission de valeurs et de la culture passée, se concentrant sur le « savoir être », la bureaucratie se fait puissante, instrument tatillon et organisateur d’un Etat de plus en plus puissant lui-même, auto-constituant le social, malgré l’effondrement des idéologies politiques car « l’indépendance de l’individu hors-le-monde compose nécessaire avec l’obéissance à la loi du monde. Libre en son for intérieur, le chrétien demeure simultanément assujetti en sa personne sociale ». L’auteur explique en détail et avec autant de clarté que le permet le sujet comment la société, finalement, s’est constituée « par métabolisation de la fonction religieuse ».
L’auteur, enfin, dépeint la condition de l’homme moderne : « La mort de Dieu, ce n’est pas l’homme devenant Dieu, se réappropriant l’absolue disposition consciente de lui-même qu’il lui avait prêtée ; c’est l’homme expressément obligé au contraire de renoncer au rêve de sa propre divinité. C’est quand les dieux s’éclipsent qu’il s’avère réellement que les hommes ne sont pas des dieux. »


Alors, quel avenir pour la religion ?
Gauchet affirme que nous sommes sortis du temps des religions – approche toute subjective ou vision à très très long terme, selon moi...Il précise d’ailleurs que ce n’est pas incompatible avec la survivance indéfinie de croyants qui peuvent très bien se passer de religions établies, et expose dans son dernier chapitre « Le religieux après la religion » la permamence de ce qui a donné naissance au religieux et qui est fondamentalement humain :
- Le « contenu de pensée » qui fait notre rapport au monde et qui est constitutif de notre organisation cérébrale ( d’où le développement de « nouvelles spiritualités » souvent inspirées par le bouddhisme comme célébration du « rien », expression d’un rapport au monde sans implication théiste)
- L’expérience esthétique qui conduit à l’appréhension d’une « altérité socialisée, ritualisée »
- L’expérience du « problème que nous sommes à nous-mêmes », en particulier dans un monde construit autour de l’individu
Car l’expérience religieuse est ce qui fait le sujet humain, ne l’oublions pas.

jaklin
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le 28 juin 2021

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