Richter pour les séismes, Beaufort pour les vents… Pour la plouquitude malsaine d’un personnage de roman américain, je crois que j’aurais utilisé l’échelle de Pollock si je n’avais pas imaginé auparavant l’échelle d’Egolf. (Le Diable, tout le temps est au Seigneur des porcheries ce que la Ligue Europa est à la Ligue des Champions : très bien mais moins bien. Le Monde selon Garp, c’est la Coupe de France : sympathique quand on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent.) Mettons, donc, que l’échelle d’Egolf aille de 1 à 10, du chirurgien new-yorkais au rat de rivière. Les personnages du roman de Pollock, qu’ils soient victimes ou bourreaux, ont, tous, au moins la moyenne.
« Dans le bus scolaire, Arvin était le seul à ne pas être parent avec quelqu’un. » (prologue, p. 10), et cela suffit à faire de lui le héros du récit. Il est aussi à peu près le seul à savoir réfléchir de façon sensée et avec un minimum de morale, là où l’indigène moyen, lorsqu’il éprouve « de la jalousie », « essa[ie] de se rappeler ce que Shakespeare [a] écrit sur ce sujet, mais les mots ne lui re[viennent] pas » (chapitre 38, p. 306). Trop d’alcool, trop de sexualité à demi sauvage, trop peu de perspectives d’avenir…
Le centre névralgique dudit récit, c’est la bourgade de Meade, dans l’Ohio. (D’ailleurs il faudrait pondre un mémoire sur « la représentation de l’Ohio dans la fiction américaine contemporaine », avec le Diable, tout le temps et Gummo en pierres angulaires. Ça dissuaderait le touriste.) Les autochtones y sont ravagés par la consanguinité, l’alcool et la violence, les étrangers qui n’y arrivent pas déjà traumatisés y subissent leur traumatisme sur place. C’est ce milieu qui rend d’autant plus crédibles, donc puissants, des motifs que plutôt réservés au roman de gare, voire au Nouveau Détective : sacrifices rituels sur fond de délire mystique, et religieux débauchés tels qu’on n’en déniche même plus dans l’Église irlandaise.
Certains écrivains pratiquent la double lame : une première formule pour attraper la proie, une seconde pour faire mal ; il arrive à Pollock d’utiliser une quadruple lame, comme lorsqu’il décrit ce personnage qui « aimait passer la journée sans manger, puis engloutir des cheeseburgers, des frites et des milk-shakes, et terminer avec quelques bières glacées le long de River Road adossé à son siège [1] pendant que Florence le branlait [2] dans son gobelet de Pepsi vide [3]. Elle avait la poigne d’une laitière amish [4]. » (chapitre 9, p. 104).
Oui, c’est sordide, et parfois si sordide que ça en devient drôle, avec le demi-humour laconique de rigueur : « Il y a des gens qui naissent juste pour enterrés » (chapitre 9, p. 108). Une façon parmi d’autres de dynamiter des thèmes constitutifs d’une mythologie américaine : religion, auto-stop, conquête du monde et photographie — cette photographie dont « les Américains, […] bien placés pour connaître la “réalité” du changement et savoir qu’il est inéluctable, ont plus souvent fait […] une activité partisane », d’après Susan Sontag (Sur la photographie, p. 95).

Alcofribas
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le 13 juin 2015

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