Rappelons que le titre choisi par Philip K. Dick pour son ouvrage est Les Trois stigmates de Palmer Eldritch, même s’il en a été décidé autrement par les regrettables aléas de l’édition française qui, n’en doutons pas, permettent aux raisons mercantiles de prendre le pas sur la volonté de l’auteur.
Or, c’est bien la résurgence des stigmates du Christ que K. Dick inscrit dans son roman ; ces stigmates de la chair qui sont la promesse néanmoins de l’éternité. Car que disent les stigmates ? « ‟Après tout, il faut garder à l’esprit que nous sommes faits de poussière, ni plus ni moins. C’est bien peu comme point de départ, je l’admets volontiers, mais autant ne jamais l’oublier. Tout compte fait, on ne se débrouille pas si mal que ça. Si vous me demandez mon avis, on peut même réussir à se sortir de cette situation pourrie. Vous saisissez ?” » (p. 7, l’auteur souligne) C’est sur ce paragraphe que K. Dick ouvre son livre ; ce paragraphe qui, entre tous, est le message que l’auteur veut faire passer à ceux qui le lisent, non seulement la raison d’être du livre dont il est ici question et qui n’est qu’un développement et une explication de ce paragraphe, mais de toute son œuvre, comme K. Dick le dit lui-même dans « Androïde contre humain », conférence prononcée en 1972 (in Si ce monde vous déplaît… et autres essais) : « tout le roman est là, dans ce paragraphe, le reste c’est de l’analyse après coup, ou plutôt un flash-back dans lequel est présenté tout ce qui a contribué à produire ce livre d’un seul paragraphe. […] Le voici, et c’est vraiment tout ce que j’ai à dire, le seul message que je veux jamais donner ». [p. 65]
De la poussière, et rien de plus. Leo Bulero, l’auteur de ce message destiné à ses employés, a failli oublier la leçon avant que de le dicter. C’est qu’il a subi une évolution cérébrale accélérée l’inclinant fortement à ne pas se prendre pour n’importe qui. Philip K. Dick laisse à son habitude les pinailleurs s’élancer en droite ligne… sur une fausse piste. Est-ce naturel, est-ce contre-nature que de prêter son être à de telles expériences ? Et le psychiatre de Barney Mayerson, le Dr Smile, est un ordinateur – pour comprendre un homme ! Mais toutes ces questions de transhumanisme et de technologies ne sont rien de plus que l’enthousiasme de Philip K. Dick à imaginer un futur (en y croyant, dans une certaine mesure) où les psychiatres sont des machines et ont pour but de déstabiliser leurs patients et non l’inverse, compte tenu du contexte où sont placés les personnages. L’important n’est pas là. Oui, l’œuvre entière de K. Dick est truffée de ces fausses pistes (elles ne sont du reste sans doute pas pensées pour en être) qui donnent l’occasion aux diserts de s’épancher prolixement sur « la mise en garde contre le transhumanisme opérée par ce si grand visionnaire ». Et certes, Philip K. Dick est aussi un visionnaire ; mais opposé à ce qui suscite la grande peur de ses admirateurs ? Que non pas ! Il fit toujours preuve d’une certaine candeur à l’égard du progrès technologique, due à un enthousiasme admiratif mêlé d’impatience. Dans sa conférence « Hommes, androïdes et machines », prononcée en 1976 (in Si ce monde vous déplaît… et autres essais), il donne de l’homme une définition assez inattendue : « L’appellation ‟fabriqué en laboratoire” n’a aucune signification pour moi : l’univers tout entier n’est qu’un vaste laboratoire […] Un être humain dépourvu d’empathie ou de sentiment est exactement comme un androïde conçu sans en avoir, que ce soit à dessein ou par accident. […] ‟L’homme” ou ‟l’être humain” sont des termes que nous devons comprendre et utiliser correctement : ils ne concernent ni l’origine ni l’ontologie, mais une manière d’être dans le monde. » (pp. 75, 76 et 78) Autant dire qu’un androïde fabriqué artificiellement dans un atelier cesserait d’être androïde pour devenir humain s’il se comportait humainement, à savoir : avec empathie. C’est une définition de l’homme pour le moins originale, et puisque ce n’est pas le but que je me suis proposé ici, je ne la discuterai pas. Je tiens simplement à préciser que je crois impossible qu’on arrive jamais à fabriquer une machine qui éprouverait de l’empathie, et que tout ce que les plus grands scientifiques feront dans ce domaine se limitera à du psittacisme.
La vraie question n’est pas de savoir si l’évolution cérébrale accélérée est ou non naturelle – car la « nature », l’essence, n’est pas ce qui définit l’homme chez Philip K. Dick ; c’est de savoir si cela fait oublier à l’homme ce qu’il est, physiquement : de la poussière, et rien de plus. Leo Bulero a failli l’oublier, mais il s’en est souvenu, et juste à temps, grâce à Felix Blau. Dans son délire, Bulero croit pouvoir sauver les hommes : « Croyez en moi », dit-il. (p. 283, l’auteur souligne) Et auparavant : « Tout repose sur mes épaules. Et ça me convient parfaitement. » (p. 282) Et Blau de l’appeler par son prénom, deux fois, pour lui rappeler qu’il n’est que : Leo. C’est cette humilité-là qui permettra aux hommes de « se sortir de cette situation pourrie ». Car K. Dick a perçu cette sainteté de l’homme qui, toujours, l’empêche de se condamner au diable incarné par Palmer Eldritch : « C’est juste une question de foi : les pouvoirs qui m’ont été implantés finiront bien, en fin de compte, par me permettre de le vaincre. En un sens, il ne s’agit donc pas de moi […] Nous avons déjà vécu des milliers d’années sous le coup d’une antique malédiction qui a déjà en partie mis à mal notre sainteté – et elle provenait d’une source bien plus élevée qu’Eldritch. Si la première n’avait pas complètement anéanti nos esprits, comment celle-ci le pourrait-elle ? » (p. 282) Le second péché, représenté par Eldritch, ne peut réussir où a échoué le premier. Ce second péché se manifeste sous la forme des trois stigmates de Palmer Eldritch, qui uniformisent tous les hommes : le bras, les mâchoires, les yeux. Tout cela en faux, en machine : « Felix agitait machinalement ses documents (Dieu du ciel, se dit Leo, machinalement !) […] » (p. 279). Le risque encouru par les hommes n’est pas la machine, le transhumanisme : c’est l’uniformisation que cela représente, l’abolition de l’imprévisibilité de l’homme, qui deviendrait comme cette drague manipulée par Barney Mayerson dans son jardin sur Mars : « La machine émit aussitôt un hurlement mélancolique de protestation. Comme si, décida Mayerson, elle préférait rester endormie plutôt que d’avoir à faire face aux trompettes du Jugement dernier. » (p. 271) (C’est en effet un homme qui est symbolisé par la drague, car Mayerson décide de la signification du bruit du moteur, l’entendant et le voyant par le prisme de ses yeux – s’y voyant lui-même.) Mais la sainteté de l’homme, qui ne dépend pas de lui, le préserve de cette malédiction – tant qu’il ne croit pas qu’il en est à l’origine ! Tout ce qu’il a à faire, c’est : « Ne plus jamais oublier » (p. 284) ce qu’il est : de la poussière, et rien de plus.
Car s’il oublie, c’est l’enfer sur terre à qui il ouvre les portes, l’enfer créé par l’homme de bonnes intentions lui-même qui croit être le sauveur, qui croit que sa sainteté vient de lui. Ainsi paré de bonnes intentions, il est l’instrument, d’autant plus sûr qu’il l’est sans s’en apercevoir, du diable. Bulero a failli tomber dans le piège qui fit trébucher Palmer Eldritch ou la créature qui s’est emparée de lui. La première erreur des hommes fut d’espérer trouver Dieu en dehors du système solaire, à leur première sortie d’abord, puis quand Palmer Eldritch y alla à son tour. Or, il ne ramène de l’espace qu’une créature très évoluée. Toutefois, la question se pose pour Anne Hawthorne et Barney Mayerson : et si la créature était un moyen choisi par Dieu pour communiquer avec les hommes à ce moment précis ? J’ajoute : justement pour qu’ils se souviennent ? Qu’ils voient les ravages causés par l’orgueil ? Car c’est bien pour le sauveur des hommes que s’est prise la créature : « Dieu, poursuivit-il, nous promet la vie éternelle. Je fais mieux : je la dispense. » (p. 110, l’auteur souligne) Prétention reprise par la suite en slogan pour écouler le K-Priss, drogue destinée à plonger celui qui en prend dans un monde irréel mais où la créature, omniprésente, prétend pouvoir aider les hommes à refaire leur vie, à créer un monde où ils eussent fait les bons choix, projetés dans une éternité non moins artificielle. Sans doute. Mais il s’avère au dénouement qu’elle y croyait vraiment, à son aide, la créature. Oh, elle savait bien, pour l’irréalité de ces mondes hallucinés par la drogue : « Ça n’a rien de réel, bien évidemment. C’est la vérité. Je vous livre là le plus intime de mes secrets : il s’agit d’une hallucination. […] J’en ai visité un million, de ces soi-disant mondes de ‟translation”. Je les ai tous vus. Et savez-vous ce qu’ils sont ? Rien. Absolument rien. C’est comme un rat blanc captif recevant encore et encore des stimuli dans des zones spécifiques de son cortex... C’est écœurant. » (pp. 252-253) Mais, à rester seule à ruminer des millénaires durant dans le noir de l’espace intersidéral, elle a fini par se croire Dieu – du moins est-ce l’hypothèse que se suggère Barney Mayerson : « Après tout, la créature originaire de l’espace qui avait pris l’apparence de Palmer Eldritch entretenait une espèce de relation avec Dieu ; non pas Dieu lui-même, comme elle s’en était elle-même persuadée, mais du moins une part de Sa Création. » (p. 277, je souligne) Seul, Eldritch a cherché compagnie, de son propre aveu ; car malgré son pouvoir immense de triompher de la mort : « il ne ressentait nulle joie. Pour la simple raison qu’il était seul. Ce à quoi il avait aussitôt tenté de remédier ; il s’était donné grand mal pour en attirer d’autres sur la voie qu’il avait empruntée. » (p. 250) Mais il n’a pu être que tyran. Ce que les hommes recherchaient dans le D-Liss, la précédente drogue, c’était la communion ; et ils espéraient que ce qu’ils voyaient sous son influence fût vrai, la fusion de tous en un seul corps : qu’il y eût une transsubstantiation véritable. Ce n’est pas ce que leur offre la créature, et elle n’en a pas le pouvoir ; le vide dans le cœur des hommes, qu’ils tentent de combler par l’usage illusoire et dérisoire d’une drogue, D-Liss ou K-Priss, ne saurait être comblé que par la fusion en un seul corps éternel. Dans le roman et par son titre même, c’est le corps du Christ qui est sous-tendu à chaque page. Or, il n’est qu’un expédient pour le rejoindre : les stigmates dans la chair, dont celles d’Eldritch, « cette malfaisante trinité d’aliénation, de désespoir et de réalité trouble » (p. 282) ne sont qu’un infernal substitut. Anne Hawthorne y voit : « Des symboles de sa présence parmi nous. Une présence que personne n’a sollicitée. Et… nous n’avons aucun sacrement médiateur susceptible de nous en protéger. […] C’est le prix que nous avons à payer […] Pour avoir voulu expérimenter ce K-Priss. Comme un nouveau péché originel. » (p. 270) Les hommes à nouveau voulurent être comme des dieux, ce à quoi ils furent appelés dès leur création, sinon ils ne chercheraient pas à l’être ; mais au lieu de le devenir en un temps et d’une façon choisis par Dieu, ils ont l’orgueil d’essayer de le devenir à leur façon, prenant les devants comme s’ils étaient à l’origine de leur sainteté. Barney Mayerson aussi voit en la créature un antichrist : « Cette créature, dont nous ne connaissons que l’enveloppe terrienne, voulait se substituer à moi à l’instant de sa destruction ; au lieu de Dieu acceptant de périr pour l’homme, comme jadis, nous nous sommes retrouvés – l’espace d’un instant – face à une puissance… à la puissance supérieure, nous demandant de périr pour elle. » (pp. 270-271, l’auteur souligne) La créature en est-elle foncièrement mauvaise pour autant ? Pour Barney, cela la rend inférieure au Christ, plus humaine – plus mortelle : « On préfère tous voir un agneau se faire mettre en pièces puis immoler à notre place. Des oblations doivent être faites, mais on fait tout pour y échapper soi-même. En fait, ce sont même nos vies entières qu’on consacre à cet unique principe. Et c’est pareil pour cette chose. » (p. 271, l’auteur souligne) Un tel comportement n’a en effet rien de divin, et c’est encore un autre aveugle qui veut guider l’aveugle. Et en fin de compte, la créature avoue avoir voulu, par le K-Priss, se perpétuer au travers des humains, en les possédant. Les hommes seraient alors « tous devenus [ses] enfants » (p. 276) – plutôt qu’enfants de Dieu. Mais elle se résigne à mourir pour éviter « Quelque chose de pire » (ibid.) – pour elle-même, non pas pour les hommes. Sans doute, oui, n’y avait-il pas que de l’égoïsme, mais une vraie volonté d’aider les hommes. Seulement, qui fait l’ange fait la bête, et le sauveur autoproclamé prend conscience de la vanité destructive de son projet. Voilà tout ce qui advient si l’homme oublie ce qu’il est : de la poussière, et rien de plus.
Mais s’il n’oublie pas, la rédemption de poindre – à condition de garder confiance en cette poussière qui nous constitue : de la poussière, et rien de moins. Bulero se l’est rappelé et a délivré ce magnifique message qui est la profession de foi de Philip K. Dick. Barney en revanche est en proie au doute. À travers lui, l’auteur nous montre à son tour sa vision du désespéré : tout au long du roman, on le voit sombrer dans la mélancolie de la désespérance qui se rend compte de ce qu’elle est. Il se méprise, il prend conscience qu’il a sacrifié sa femme (et, il le comprend plus tard encore, son bonheur) pour sa carrière, puis sa carrière et son patron (qu’il aime) pour préserver sa vie. Il tombe plus bas encore : à prendre du K-Priss pour tenter en fantasmes de rattraper ses mauvais choix, prisonnier de Mars, Sainte Planète du Purgatoire, où, pour souffrir et payer ses fautes, il s’est lui-même condamné – commettant par là une plus grave faute encore. Mais à la fin, il est gracié : il décide qu’il en a assez de payer, et si lâchement il espère d’abord rentrer sur Terre (que la route est longue qui arpente la Voie de la Vérité de la Vie, et nombreuses les tentations où l’on se croyait enfin arrivé !), il finit par accepter la seule chose à faire : cultiver son lopin de terre sur Mars, le lot qui lui fut assigné. Et cet espoir dans le travail et la joie nouvelle qu’il y trouve sont le payement de ses fautes et l’annulation de sa dette. Ainsi de Raskolnikov prisonnier du bagne en Sibérie après s’être lui-même dénoncé, d’abord se rongeant l’esprit de colère contre soi, puis d’un coup, touché par la grâce, acquérant une joie et une espérance nouvelles au travail : Lazare est ressuscité. De même que Sonia conduit Raskolnikov à la rédemption, de même Anne Hawthorne est le guide choisi par Dieu pour sortir Barney Mayerson de « cette situation pourrie » – Anne elle-même hésitante et fragile pourtant. Elle dit : « Ne rampe jamais devant personne. Que ce soit Dieu ou quelque entité supérieure inconnue de nous que nous ayons rencontré, il ne voudrait pas ça – et quand bien même, tu n’aurais pas à le faire. » Lui, peu après, croise le chemin d’une forme de vie indigène, qui le dit impur : « Comment arrivez-vous à vous supporter ? Vous ne pouvez pas trouver un quelconque moyen de vous purifier ? » (pp. 273-274) Car dans la réalité même persistent les stigmates de Palmer Eldritch, dont il faut se purifier. Et où Leo Bulero voyait la sainteté impérissable des hommes (pour peu qu’ils restent humbles, ce qu’il se rappela juste à temps) et sentait aussi ce secret : « C’est juste une question de foi », Barney Mayerson, lui, reste envahi par la culpabilité qui le ronge. Sur le chemin de la vie, Dick nous fait quitter Barney à un stade moins avancé que le personnage de Dostoïevski. Barney espère pouvoir être pardonné de Dieu, mais cherche encore pour cela des biais : la créature qui a pris possession de Palmer Eldritch est une part de la création de Dieu, aussi Barney imagine-t-il ceci : « Dieu portait par conséquent une part de la responsabilité. Et Barney estimait qu’Il aurait assez de sagesse pour le reconnaître. Ou pour qu’on Le force à le reconnaître. » (p. 277, l’auteur souligne) Il est toujours perdu, voulant se tirer d’affaire à sa façon plutôt qu’à celle choisie par Dieu. Incapable de s’abandonner au pardon absolu, se cherchant des circonstances atténuantes et des combines, il espère pouvoir être guéri par le néo-christianisme d’Anne Hawthorne : « Il existe peut-être certaines méthodes capables de ramener quelqu’un à sa condition originelle, avant que la dernière contamination, la plus grave, ne se soit déclarée. […] Quoi qu’il en soit, ça valait toujours la peine d’essayer ; au moins cela laissait-il la porte ouverte à un minimum d’espoir, et Dieu savait qu’il allait en avoir besoin dans les années à venir. » (p. 277) Philip K. Dick le laisse dans cet était d’angoisse et de tremblement, où tout peut basculer. Et Mayerson en est convaincu : « Il existait bel et bien quelque chose du nom de salut. Mais… /Pas pour tout le monde. » (p. 278) En vérité, c’est possible ; mais ce qu’il lui faut vaincre pour être sauvé est précisément son désespoir.
- Si ce monde vous déplaît… et autres essais, 2015, éditions de l’éclat, collection « poche », traduction de Christophe Wall-Romana (1998)
- Le Dieu venu du Centaure, 2015, éditions J’ai lu, collection « science-fiction », traduction de Sébastien Guillot (2013)
(Critique rédigée après avoir lu le livre de K. Dick, lors de ma première année de khâgne (2016-2017).)