Avant d'être le romancier mondialement acclamé du Docteur Jivago, Boris Pasternak est le poète d'une sensibilité toute originale ; il incarne une âme en russe en mutation, jugée profonde mais aussi pathétique tant tout y est sourd et à peine effleuré. C'est une communion sourde et enivrante avec la Nature devant laquelle l'Homme s'efface tout du moins ou prend part, minoritairement. Le Docteur Jivago, c'est non seulement la Russie scindée et tiraillée entre deux parts d'elle-même, à la fois blanche et rouge, men- et bolchevik, sans arriver à se décider d'enfouir l'une pour proclamer l'autre ; c'est aussi Iouri Jivago, l'homme exilé de sa famille par la première guerre mondiale, par les Rouges puis par Lara — l'amour irrépressible, inoubliable, la plus belle figure de l'Amante que la littérature ait pu donner. Mais le Docteur Jivago, c'est surtout les forêts, les rivières, les averses, la neige, les oiseaux, la brise et les rivières, la taïga et les pierres le long des chemins, et les cascades le long de la voie ferrée. C'est la poésie apaisante de cette immense Russie au fil des saisons plus encore qu'à celui des événements, c'est le tableau paisible d'un homme qui s'écoute et se construit au sein de la Nature bien plus qu'au sein de l'Histoire.
Le pouvoir soviétique fit pourtant la sourde oreille à tout cela et Pasternak dut, pour contourner la censure, faire publier son roman en Italie en 1957. Et lorsqu'il se vit décerner le Prix Nobel de littérature la même année, il fut empêché par le gouvernement d'aller à Stockholm à la remise.
C'est que le Docteur Jivago est un cri de protestation contre les révolutionnaires qui déracinèrent une population et massacrèrent bien des innocents, les forçant envers et contre tout à adhérer à une idéologie qu'ils ne comprenaient pas ou trouvaient chimérique. Cette insupportable propagande arrache à Iouri Andréievitch une plainte désespérée : « Quand est-ce que vous comprendrez à la fin que tout ça, ce n'est pas pour moi, (...) toutes ces platitudes. Je dirai a mais pas b, dussiez-vous en crever. J'admets que vous êtes les flambeaux et les libérateurs de la Russie, qu'elle aurait péri sans vous, embourbée dans la misère et l'ignorance, et pourtant, vous ne m'intéressez pas, et je me fiche pas mal de vous, et je n'ai aucune sympathie pour vous, et allez vous faire pendre, à la fin ! Vos maîtres à penser (...) ont oublié le plus important ; «l'amour ne se commande pas », et ils ont pris l'habitude tenace de vouloir apporter le bonheur à tous, et en particulier à ceux qui ne demandent rien. Vous vous imaginez sans doute que votre camp et votre compagnie sont ceux que j'ai de plus cher au monde. Sans doute dois-je encore vous bénir et vous dire merci de m'avoir fait prisonnier, de m'avoir libéré de ma famille, de mon fils, de ma maison, de mon travail, de tout ce qui m'est cher et qui fait ma vie. »
Le style de Pasternak est d'une rare plénitude. J'entends par là qu'il n'y utilise qu'un seul et même registre est utilisé pour toutes les situations, restant fidèle à sa poétique ; ce qui donne d'élégantes et singulières tournures : une source qui jaillit d'un rocher « tel du jus de pastèque », Lara que l'on aime regarder « comme un bosquet de bouleaux par temps de vacances avec de l'herbe fraîche et des nuages » ou encore Hinz « l'adolescent mince et élancé, le blanc-bec qui, comme une bougie d'anniversaire, brûl[e] pour les idéaux les plus sublimes ».
Tout cela fait du Docteur Jivago un beau livre. Beau de franchise et d'humanité. Ses sept cents pages ne doivent rien avoir d'effrayant comme pourrait l'être un Dostoïevski : elles ne sont remplies que par la Vie. La vie de l'Homme, la vie de la Nature, ce livre est plein d'une vie complète et opaque. Les langueurs que l'on pourrait lui reprocher, ce ne sont que celles des interminables après-midi pluvieuses ou des nuits d'insomnie, connues de tous. Désarmé de toute mauvaise foi, on ne peut trouver aucune ligne superflue ; les ellipses n'effacent que les redites sans réel intérêt mais l'essentiel est devant nous : la vie de Iouri Andréievitch Jivago. Ceci est un livre dont les mots palpitent au rythme de son cœur.

- Castor
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le 6 févr. 2011

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