- Inoué est un sec, un peu à la manière de Pascal : les hommes meurent, l'oubli les emporte, et rien ne sera enregistré, ou archivé, de leur passage muet sur terre.
"L'existence de cet homme [le faussaire] suivait un cours trouble, désespérant de noirceur, sans la moindre rime harmonieuse".
- Inoué est un voyageur : c'est souvent par le hasard d'un déplacement dans un village de campagne, à l'occasion d'une nuit dans un hôtel, ou en flânant quelque peu à la sortie d'une gare, qu'un nouvel élément du récit se profile.
D'où ces phrases, dont on aime à retrouver le petit refrain : "Pour la première fois depuis un an et quelque, je pris donc un train de la ligne Habuki, celle qui traverse les montagnes du Chûgoku, d'Okayama à Yonago". Il les aime tellement, ces noms de village et de région, qu'il les multiplie parfois avec un certain plaisir : "A partir de là, on fêta la pleine lune dans des endroits proches de la capitale. En 1953, ce fut Chôshi, en 1954, Mito, en 1955, Shimoda et, en 1956, Sengokubara, à Hakoné."
- Inoué est un moraliste, de la bonne veine : il ne cherche pas à faire la morale, mais ses courts récits en disent toujours long - bien qu'à demi-mot - sur le peu de choses que sont les vies humaines. Et s'il n'y avait ces quelques lignes, douces et sèches à la fois, qui se rappellerait encore du pauvre sort du faussaire ? Ou des victoires et des défaites de l'entrepreneur de la dernière nouvelle ?
"Le drame de cette vie longue et malheureuse avait dû se nouer longuement mais inexorablement entre 1897 et l'été 1899".
- Inoué est un pressé. Comme Tchekhov, la fin de ses nouvelles peut parfois nous sembler interrompue : éléments anecdotiques ou détails plus que secondaires remplacent souvent toute forme de conclusion. C'est une redoutable philosophie, si l'on y réfléchit : nos vies ne sont pas assez cousues, pas assez permanentes, pas assez importantes même, pour avoir droit à un récit (aristotélicien) avec un début, un milieu et une fin.
- Inoué est un sculpteur. Enfin, disons que ses récits inspirent plus de ressemblance avec la pierre ou la roche qu'avec le ruisseau ou les nuages. Taillés dans un marbre impeccable, ses textes ne semblent portés par aucune énergie aléatoire, enfantine, par aucune folie imaginative, aucun débordement les yeux bandés. Chaque paragraphe tombe à la verticale comme un bloc, et l'on sent l'artisan dans son atelier, inspiré sans doute, et au plus près de son cœur, mais qui doit se faire une idée de la littérature comme d'un métier manuel comme les autres. En cela, la prose d'Inoué sonne pour nous avec une beauté toute classique, par sa clarté et sa propreté parfois anti-lyrique.
- Inoué est un poète. Je sais, ce n'est pas toujours le cas, et cela semble difficile à soutenir après ce que je viens de dire, mais tout de même... Puisque nous sommes loin des chronologies romanesques, avec leur enchaînement redoutable d'événements, c'est d'évocations en évocations, de voyage en voyage, de souvenirs en souvenirs, ou bien de hasard en hasard, que ses beaux récits avancent, doucement mais irrésistiblement. On est charmé par sa délicatesse et sa retenue lorsqu'il parle de sa mère, de sa sœur, des gens qu'il rencontre. On imagine la générosité et la douceur d'un cœur, avec un visage un rien impassible malgré tout.
Et puis, comme souvent dans la littérature japonaise, c'est au rythme des saisons, de la météo, ou des pleines lunes, c'est ponctué de fleurs, de nuages et de montagnes que les récits se dessinent. Comme souvent, c'est du presque-rien qui compose nos vies qu'Inoué souhaite nous entretenir, et fait entendre pour cela sa voix si particulière. La seconde nouvelle, à ce titre, me semble au bout du compte résister au résumé, tant rien en particulier ne se passe, même si quelque chose, au final, et sans savoir comment, a été dit - quelque chose de beau et de discret sur la vie.