"Le grand troupeau" est un roman de Jean Giono sur la période 14-18 dont on sait combien cette période fut définitivement à l'origine de ses positions pacifistes ultérieures qui ont baigné sa vie.
Mais que ce roman est difficile à lire ! Je l'avais lu une première fois il y a peut-être une vingtaine d'années et avait eu beaucoup de difficultés à pénétrer le roman. Je viens de le relire avec l'objectif assigné d'en faire une critique sur SC...
Il est nécessaire de trouver une clé pour pénétrer dans cet univers touffu où se mélangent plusieurs histoires parallèles avec des personnages qui se croisent et s'entrecroisent ou au contraire ne semblent jamais se croiser sans qu'ils soient explicitement décrits en tant qu'individu ou en termes de liens.
Par exemple Julia et Joseph.
On assiste aux histoires parallèles de Julia et de Joseph, l'une à l'arrière et l'autre au front. Par quelques allusions ici ou là, on finit par comprendre que Julia est l'épouse de Joseph.
Je pense même que cette façon de faire est complètement voulue par Giono dans un objectif de dépasser le cas individuel des personnages pour mieux en souligner l'universalité ou la banalité. Ainsi Julia devient l'archétype de la femme restée au foyer. Joseph, celui du soldat engagé dans une lointaine guerre dont il ne se sent d'autant pas concerné qu'il n'y comprend rien.
Une chose semble certaine, c'est que Giono a mis beaucoup de temps à écrire son livre, qu'il l'a remanié de nombreuses fois, qu'il a supprimé ou rajouté des personnages et même qu'il a supprimé des explications qui m'auraient semblé bien utiles pour comprendre. Heureusement l'édition que j'ai lue comportait de nombreuses notes et d'extraits supprimés ou modifiés.
Du coup, les personnages du roman ainsi achevé tendent maintenant à l'épure.
Un point important c'est l'impression que donne Giono en limitant l'univers des personnages à quelques mètres ou dizaines de mètres autour d'eux comme si la vie était entourée d'épaisses ténèbres ou plutôt d'un gouffre auquel les personnages tentent de s'arracher.
La démonstration que veut faire Giono en mélangeant "soigneusement " les scènes de l'arrière, du front ou encore des hôpitaux militaires est de souligner la déstructuration et la misère, morale et physique, profonde de la société. Comme le cas de ces charognards qui réquisitionnent du bétail pour leur propre compte.
Partout et à tous les niveaux, même si les gens se raccrochent à des principes ou à des habitudes. Comme les veillées "au corps absent" pratiquées à l'arrière.
Mais si Giono ne décrit ses personnages que dans une misère individuelle et morale désespérée, il n'oublie surtout pas le ressort ultime de l'homme ou de la femme qui est l'Espérance vers une autre vie ou un futur vers lesquelles ils croient, tous, dur comme fer.
Un exemple parmi d'autres où on voit, dans cette très belle scène, ce petit espace de vie hors du temps, mais où on voit aussi la vie se raccrocher à un passé, apaisé et bienfaisant qu'on espère bien retrouver. Il s'agit de la scène où Joseph assiste à l'agonie de Jules, compagnon d'infortune, gravement blessé, dans l'attente d'un hypothétique secours. Joseph lui raconte des histoires anodines de chez lui. Jules écoute fasciné, oublie un temps la douleur intense et la mort proche ; il se reprend à espérer.
L'espérance sous-tend d'ailleurs de nombreux passages du livre et le comportement de la plupart des personnages ; d'ailleurs, Giono s'attachera à conclure de façon résolument optimiste en laissant le berger faire la salutation ancestrale du nouveau-né qui arrive dans un monde apaisé où vivent, ensemble et réconciliés, les hommes, les animaux et la nature.
Côté style, c'est bien du Giono... on passe facilement d'une langue provençale imagée tendance lyrique où on reconnaîtrait presque les intonations méridionales à un style beaucoup, beaucoup plus abscons, plus elliptique et bien difficile d'interprétation. Dans ce dernier style, Giono se réfugie derrière ses phrases pour y exprimer un profond dégoût ou bien son refus d'adhésion à un monde tourmenté.
Sans oublier un certain second degré dans ses expressions.
Exemples choisis parmi les exemples tendant à un certain lyrisme:
Du père à son fils : "ne fais pas plus qu'il ne faut, le principal est que tu retournes"
À propos d'un cadavre, "Le pauvre était tellement couvert de mouches qu'il en bougeait "
A propos de recette de cuisson du lapin, entre femmes restées à l'arrière, " le sang frais, ça t'a un de ces goûts".
Concernant, les passages abscons dont l'interprétation me pose toujours de réguliers problèmes, il y a la "fameuse" métaphore du grand troupeau à laquelle Giono se réfère souvent puisqu'il en fait le titre de son ouvrage. A la suite de réflexions inopinées faites par Giono, j'ai la désagréable impression de ne pas forcément comprendre ce qu'il faudrait … ou de passer à côté de quelque chose.
Mais, personnellement, moi qui, dans un livre dont le sujet m'intéresse, aime avoir l'impression de tout comprendre, je ressors malheureusement assez souvent frustré. En d'autres termes, ce n'est pas "normal" d'avoir à consulter les parties supprimées par choix ou volonté de l'auteur pour parvenir à comprendre que tel personnage est mort, blessé ou même indemne. Dans le texte, au mieux, il faut jouer au détective et faire une hypothèse quitte à être démenti vingt pages plus loin.
D'une façon volontaire ou non, Giono semble vouloir lancer le lecteur sur de fausses pistes ou sur des pistes à choix multiples.
Le sujet de la guerre abordé par Giono dans ce livre est un sujet qui m'a toujours énormément passionné. Je compte par grosses dizaines (sinon par centaines)les romans de guerre ou de période de guerre dans ma bibliothèque. La plupart du temps, ce sont des romans que j'aime retrouver, relire, m'y replonger, "recouper" avec l'éventuel film qui en a été tiré.
Il y a dans le "Grand troupeau" de sublimes passages mais l'impression générale du roman me laisse un arrière-goût de regret (surtout quand je lis d'autres très belles scènes dans les morceaux supprimés par l'auteur). Il est possible que je relise ce livre mais ce ne sera pas une priorité.
Pour ce qui concerne la note, le sujet, certains personnages, certaines scènes vont justifier largement la moyenne mais, à cause de mon incompréhension de certaines réflexions pourtant mises en exergue par l'auteur, souvent rajoutées au texte initial et donc sûrement importantes, à cause d'un certain hermétisme, je ne pourrai que difficilement dépasser une note de 6.
Entendons-nous bien, car j'entends déjà les commentaires incisifs, une note que j'attribue ne reflète pas la qualité ou le savoir-faire de l'auteur (a priori je ne m'en estime pas le droit) mais ma pure appréciation de l'œuvre.