Ode à la vacuité existencielle
Du "Guépard", le lecteur ne peut pas ressortir indemne : agressé comme il l'a été dès les premières pages par les odeurs lourdes et piquantes des fleurs coupées et des robes froufroutantes, et par la chaleur étouffante d'une Sicile écrasée sous son propre climat infernal, il ne s'extrait de ce roman qu'avec, au minimum, un soupir de soulagement.
Dans son univers aristocratique sur le déclin, le guépardesque Don Fabrizio, homme-géant de par sa carrure - élégante - et son statut - intimidant -, erre d'une salle de bal à une partie de chasse. Car le prince est le produit d'une classe sur le point de disparaître, qu'il sait ne pouvoir perpétuer, d'une époque qui se meurt, piétinées sous les bottes des chemises rouges pour devenir le terreau d'une nouvelle société plus égalitaire. Dit-on.
Mais même sans ces légers troubles politiques, dont la famille Salina ne ressent que les ombres des dernières vagues, protégée comme elle l'est par les murs de ses villas, le déclin du Guépard est inévitable. Don Fabrizio sait que, malgré sa pléthore d'enfants, il est le dernier de sa race, le dernier vrai fauve sicilien, garant d'un sens de l'honneur et d'une supériorité naturelle qui va disparaître avec le mariage de son neveu préféré, Tancredi, avec la voluptueuse mais non-aristocratique Angelica. Le prince lui-même est déjà le fruit d'un couple noble mais d'une sympathique incompatibilité : mi-sicilien par son père, mi-germanique par sa mère, il a hérité du premier la lascivité et le sens de l'honneur méditerranéen, de la seconde la rigueur morale et la philosophie pessimiste nordique. Respecté par ses pairs, il n'en est pas moins étranger aux hommes, lui qui s'intéresse plus aux secrets des mathématiques et aux mystères des étoiles qu'aux potins de salon, aux bondieuseries à la mode ou aux investissements agraires que les bourgeois seuls ont assez peu d'honneur pour envisager.
Bon chrétien malgré ses moqueries, bon mari malgré ses infidélités, le Prince cherche vainement, mais avec beaucoup d'humour, dans les yeux vides de ses enfants un reflet de Guépard, ne s'attachant à Tancredi que parce que l'ironie irrespectueuse du jeune homme évoque vaguement la morgue des princes de Salina. Mais déjà le désintérêt le gagne et le Prince, flanqué de son chien dont il envie probablement la joie innocente, fuit les humains pour une partie de chasse simple et saine, ou une heure d'étude dans sa bibliothèque à caresser les chiffres de la trajectoire d'une comète.
La fin de sa vie, alors que Don Fabrizio, Guépard malade et fatigué, compte les rares vrais instants de bonheur qu'il a connu, est un des plus beaux moments de littérature que j'ai eu la chance de lire - en partie de par sa simplicité émouvante. Parce que la vie n'est pour un Prince sicilien que la somme d'ennui mêlé de reflets photographiques de joies, le roman de cette vie guépardesque est un ensemble de déceptions, de contrariétés, de colère refoulée, piqueté de traits d'humour, de gestes de tendresse et de sourire de fauve.