Dieu ne vient qu'aux désespérés.
Ici-bas, il apparaît comme espoir, comme mot, comme grandeur d'emprunt dont on se drape, parce que si le monde, tel qu'il est, les gens, tels qu'ils sont, ne sont rien d'autre et rien de plus grand que ce qu'ils semblent être, vraiment, c'est à désespérer. Alors on prend Dieu comme option, on augmente la clim et on se met doucement à rêver à de meilleures aires d'autoroutes où s'arrêter. Et puis, on est d'accord : n'avoir qu'une idée à laquelle se raccrocher, si c'est pas le désespoir, je ne sais pas ce que c'est.
Mais dans nos récits, nos romans, on peut jouer avec cette idée et lui donner une réalité. On peut jouer à Dieu avec Dieu, lui donner l'allure et les pouvoirs que l'on veut. Mais est-ce à dire qu'on en peut faire ce qu'on veut ? Est-on libre de lui donner la forme que l'on veut ? Vieille question que certainement Dick devait connaître. C'est Pic de la Mirandole avec ses thèses sur Dieu, qui se demande si on peut en faire un crachat. Si Dieu, devenu crachat, reste Dieu ou perd toute dignité, toute superbe. C'est une sorte de crachat miraculeux qu'imagine Martinet dans L'ombre des forêts. Un crachat miraculeux, ampoule toujours allumée, sale, collée de moustiques morts, que le plus abaissé des hommes vénère en secret et vient parfois lécher. Un Dieu luminaire léché par un vieillard reste-t-il encore Dieu ? Il y a l'angoisse d'un Kafka, du Kafka du Château, là-dedans, avec l'humour le plus noir qui soit. Je ne digresse pas réellement : il y a de l'humour noir chez Dick, du désespoir et une réflexion théologique.
Cette réflexion théologique n'y est pas aussi profonde que dans la Transmigration, ni aussi paranoïaque que dans le reste de la trilogie, mais elle est déjà là, en quelque sorte, à l'état pur. L'angoisse de Dick y est palpable : seul un dieu peut nous sauver. Mais si Dieu venait nous sauver nous ne saurions le reconnaître. Dieu, s'il existe, est donc déjà venu et on a tout foiré. On ne peut donc pas rire de cette lampe sale, ni du panneau publicitaire de Gatsby qui regarde le drame et en juge les protagonistes. On ne peut pas non plus rire des divers avatar de Dieu dans l'oeuvre de Dick : un contrebandier/homme d'affaire parasité, un satellite. On a tout foiré parce qu'on ne l'a pas reconnu, on s'est mépris dessus. Comme dans cette ancienne nouvelle, Copie conforme, dans laquelle un extraterrestre prend l'apparence des objets de tous les jours, qui se mettent à mordre contre toute attente quand on essaye de les utiliser. Porte, agrafeuse, stylo. Tout peut mordre. Dieu est pareil : il a sa nature et son apparence, peut-être est-il parmi nous et nous n'en savons rien. Au début du roman, Dieu, ou plutôt, le Glimmung, le brillant, parle à travers les objets les plus anodins à un homme qui refuse de l'écouter, enfoncé qu'il est jusqu'au cou dans son malheur. Il est un guérisseur de poteries sans activité et un époux dont la femme est partie. Il ne parvient pas à réparer les pots cassés avec elle et ça le mine. Dieu s'avère être pour lui ce qu'il est pour nous : un moyen de fuir ses problèmes et la promesse d'une réalisation de soi.
Il part donc retrouver Dieu sur sa planète.
Mais Dieu peut-il être un extraterrestre ? Aussi puissant soit-il, ça touche au blasphème. Si Dieu n'est qu'une idée, qu'un mot derrière lequel nous imaginons un contenu, Dieu alors ne serait que ce que nous voulons qu'il soit. Un extraterrestre, un gramophone, une ampoule que personne n'éteint et qui, comme le Glimmung, brille. En fait, nous ne sommes pas si libres. Ce que nous projetons en Dieu dépend de l'imaginaire dans lequel on baigne. Un imaginaire miraculeux, qui tient du merveilleux, donnera le Dieu unique des livres, créateur absolu. Les sciences exactes sont passées par là, nous ont offert ce monde technologique dans lequel nous vivons, Dieu ne peut qu'en être transformé, comme nos manières de penser, de sentir, de vivre. Le dieu du miracle est devenu une absurdité. Alors, pour garder Dieu, on le transpose dans notre imaginaire nouveau : un être d'ailleurs, hypothèse classique de la SF qui a essaimé dans le réel. C'est le néoévémérisme. Plus exactement, cette hypothèse vient de l'occultisme du XIX, des transes hypnotiques, a été reprise, redécouverte dans la fiction, pour devenir mythe relativement commun. Autre hypothèse, plus rare, on la trouve chez Frederic Brown, Dieu est internet. Dans le développement personnel et le new-age, on est soi-même dieu dès lors qu'on libère notre infini pouvoir créateur et qu'on l'utilise afin de s'améliorer soi-même.
Pour Dick, un extraterrestre.
Mais pas seulement un extraterrestre est là est le génie spéculatif de Dick. Quand notre guérisseur de poteries arrive sur la planète extraterrestre, il découvre un deuxième dieu : un livre. Distribué gratuitement. Par des sortes de témoins de Jéhovah, chiffonniers, journalistes. Ce livre, sans cesse changé, annonce l'avenir des individus. De tous les individus. Livre monde. Livre futur. Livre qui nie la divinité du Glimmung, qui lui-même tout en le craignant nie la divinité du Livre. Ce roman est une controverse théologique entre le Dieu vivant et le Livre-Dieu, entre le christianisme et le rationalisme. Comment ne pas voir dans le nom Glimmung une sorte d'Aufklarung ? Dans ce Dieu vivant une sorte de faible lueur de l'intelligence romantique. Quel est son but ? Réaliser l'union du divin, du naturel et du social, exercer une « attrayante absorption des hommes », les aider à réaliser leur nature et à agir en fonction d'elle à l'accomplissement de l'humanité, conçue comme une société unique, comme un seul corps dont chaque être est un membre. Ce qu'il veut réaliser, c'est le rêve saintsimonien d'une société harmonieuse et l'idéal romantique de fusion des âmes. Ce Dieu vivant est un principe organisateur, le démiurge des forces sociales, qui les choisit, « spirituel et temporel, science, industrie, beaux-arts », les réunit, les fait agir de concert en vue de la réalisation d'un but grandiose qui les dépasse tous : une cathédrale à la gloire de la raison, la société harmonieuse elle-même. Cela à partir de désespérés, de laissés pour compte, de marginaux. De ratés. D'êtres qui ne se croiront donc jamais plus grands que l'oeuvre qu'ils réalisent.
Face à lui, le dieu mort, le livre : la Bible. Tout s'y trouve du destin de l'humanité, destin auquel l'humanité ne participe pas, qu'elle ne subit pas même tant début et fin sont hors de portée. Tout le passé, oui, on y a cru, au point de calculer l'âge de la Terre en additionnant l'âge des personnages bibliques, mais l'avenir aussi. On y croit encore. L'Apocalypse de Jean d'une part, le « Code de la Bible » de l'autre. L'idée selon laquelle, en utilisant des clés cryptographiques, on peut lire sous forme de dépêches journalistiques tous les événements du monde. Cette idée est promue dès la fin des années 50 par Weissmandl. L'idée est vertigineuse. Cela fait de la Bible non pas un livre, mais autant de livres qu'il y a de codes possibles. D'où la nécessité de le réécrire sans cesse, tâche infinie d'une population humiliée, tolérée mais haïe. Ils restent fidèle au livre, qui mêlant passé, présent et futur nie l'écoulement du temps et les fait vivre dans une éternité perpétuelle. Ils ne s'intéressent pas à l'histoire ni au dieu vivant qui cherche à l'incarner. Ils s'opposent même à ce dieu qui pour eux est une dangereuse idole, un monstre, un athéisme. Notre guérisseur de poteries, découvre ce livre et y découvre que le livre parle de lui, il cherche partout les oracles le concernant.
C'est un conflit interne auquel il se retrouve soumis, une épreuve de la foi. Le livre ou le Glimmung ? La science ou la foi ? Au départ il est tenté de suivre le Glimmung, mais le livre l'intrigue trop. La religion, c'est religere, relire avec attention, intérioriser. Ce qu'il lit dans le Livre il ne le lit pas, il l'applique, il le réalise. Mais avec le doute qui l'étreint, pas dans la confiance mais avec un esprit de défi. Pour mettre en défaut le livre. Mais ce faisant il met surtout en défaut le Glimmung, qu'il est par ailleurs tenté de suivre, il se retrouve même en lui, absorbé dans ce qui devient un « corps social ». Dans le Glimmung il ne fait qu'un avec les autres, retrouve la sérénité et la joie dans ce sentiment océanique qui le gagne. Religion, fût-elle laïque : religere au sens de relier, réunir, fusionner. Les hommes entre eux, et eux tous avec le Glimmung, principe rationnel qui absorbe tout, beaux-arts, technique, spirituel et matériel. Mais il a peur. Il en sort. Ce n'est pas la fusion à laquelle il aspire. Trop matérialiste peut-être, trop asocial : l'union à laquelle il aspire est une union intime, limitée à deux êtres qui s'aiment.
Pourtant, cette rationalité éclairée s'avère n'être pas ce qu'elle prétendait être : loin d'être un dieu unique, elle est un des deux avatars d'un couple mythologique qui se font la guerre depuis la nuit des temps. Sorte de couple de titans, tout puissants et destructeurs, forces de la nature mus par leurs seules passions. Le rejet du Livre, l'abandon total à son principe seul, la volonté de l'inscrire pour l'éternité dans un projet grandiose, la volonté de soumettre toute la société à son Glimmung prinzip, cela montre assez la faible confiance que Dick accorde à la rationalité exclusive. Souvent dans ses romans, ses représentants sont d'anciens nazis intégrés à la société américaine, ou ayant pris le pouvoir. Leur amour des sciences s'enracine dans une volonté de puissance qui ne recule devant rien. On le voit de manière très prosaïque dans ses autres romans, là, cette situation est exprimée par son fonds mythologique. Mais il ne faut pas croire que Dick par là s'abandonne au christianisme. Il n'a pas encore eu sa violente crise psychotique, il ne se croit pas encore un chrétien arraché à son époque. Ici, l'homme qu'on suit est étranger à ce monde, il n'en connaît ni les règles, ni les êtres, ni les lieux. Le Glimmung le choisit et le Livre parle de lui, mais c'est une appartenance très extérieure à ce monde du sacré. Profondément, il en est séparé, comme il est séparé des autres hommes venus sur la planète avec lui, séparé de sa femme, de son amante, séparé de lui-même : déprimé. À la fin, il est seul. Comme un personnage de Mary Shelley. Comme un personnage du XIXe siècle, du romantisme le plus pur, mais qui contrairement à ses modèles, arraché à la civilisation et posé dans un décors sublime, il ne se sent pas accueilli par la nature, il ne sent aucune harmonie, aucune paix, aucune réalisation de sa nature spirituelle, n'est porté par aucune émotion. Dick n'allait vraiment pas bien à l'époque. Il ne lui reste, abandonné à lui-même, qu'à devenir son propre dieu : accomplir sa plus haute nature créatrice, non plus réparer des poteries, mais en créer des nouvelles. Métaphore de l'écrivain peut-être, Dick voyait la SF comme un pis-aller, lui, il voulait être reconnu pour ses romans de littérature générale ; tous franchement mauvais. Ce pot healer, échoue à être un pot maker, et je ne peux m'empêcher de voir dans ce nom l'équivalent de « charlatant », comme s'il prétendait non pas réparer des poteries, mais guérir les hommes avec des plantes. Médecine qui ne marche pas, preuve en est. Rejet du new-age alors rugissant qui faisait du dieu intérieur et du pouvoir créateur l'objet de toutes les attentions et de toutes les promesses : atteindre les étoiles, transcender le temps, faire repousser les membres, connaître l'extase, changer le monde.
Dans ces paysages d'apocalypse, dévastés et ruinés, il reste pourtant quelque-chose qui sauve. L'humour. L'humour triste de Dick qui met dans son roman l'échec de ses couples, sa crise de foi, son incapacité à être un « vrai » grand écrivain, son défaitisme, et d'en faire tout à la foi une grande réflexion sur ce qu'est la religion, une mise à nu des ressorts mythologiques du positivisme et une histoire bouffonne sur un homme, bon artisan mais un piètre artiste, qui agit volontairement contre son intérêt et son propre salut. Le désespoir et l'ironie sont, aujourd'hui, nous dit Dick, ce que la nature et les Lumières étaient aux romantiques : les fondements d'une nouvelle spiritualité, lavée de toute transcendance et de toute illusion dont le pot-healer est le personnage concept. Religion sans dieu et sans livre, sans salut, dans laquelle on communie par la conscience de notre malheur collectif et notre capacité à rire et à faire rire de ce sort qui est le nôtre.