Rouge, noir, passe…
Voilà la roulette lancée à toute vitesse. Et cette bille, cette satanée bille…elle tourne, elle tourne à n’en plus finir ! Mais où va-t-elle s’arrêter ? Rouge, noir, passe… ? Agrippé à la table, les yeux en dehors des orbites, voilà le joueur, voilà le lecteur. Car oui, « Le joueur » de Dostoeïvski, c’est un peu la table de jeu, la roulette d’un lecteur : une fois qu’on y a gouté, on ne s’en détache plus jusqu’à ce qu’on ait plus rien à se mettre sous la dent. On attend impatiemment la suite, tout en sachant qu’elle sera tragique.
Rouge, noir, passe…
Nous voici projetés dans un hôtel luxueux de la ville de Roulettenbourg aux côtés d’Alexeï Ivanovitch, précepteur d’un vieux général russe ruiné et éperdument amoureux d’une jeune demoiselle française, Mlle Blanche. Pauvre général…lui aussi sa bille est lancée : s’il ne touche pas l’héritage de sa mère, il sera ruiné et verra s’envoler sa belle. Mais ? Qui voilà ? Serait-ce Polina Alexandrovna ? Ah ! Quelle jeune femme…si froide, si indifférente, mais tellement envoutante ! Alexeï semble en être fou…Mais il y a ce français, ce Des Grieux, cet insupportable Des Grieux…Un marquis dit-on. Polina l’aime-t-elle ? Ou est-ce cet anglais, ce Mister Astley ? Charmant homme quoique quelque peu mystérieux : qu’attend-il, lui, de la roulette ?
Mais soudain, revenue d’entre les morts, ne voilà-t-il pas la grand-mère ?! Quel personnage ! Tout droit sorti d’une pièce de théâtre ! Hilarante grand-mère. Et pourtant, elle tient en ses mains la bille du général. Mais !? Elle se ruine au jeu... ! Adieu héritage, adieu Mlle Blanche…
Rouge, noir, passe…
Nous voici donc en compagnie de tous ces personnages, de tous ces joueurs. Nous voici en compagnie de nous-même. Cet hôtel, ces personnages…c’est notre âme à tous. Nous sommes l’irraisonnable et passionné Alexeï Ivanovitch, nous sommes l’impénétrable Polina, nous sommes le niais et naïf général, nous sommes la calculatrice Mlle Blanche, nous sommes l’opportuniste Des Grieux, nous sommes la cynique grand-mère. Tous joueurs, tous jouets du destin. Nous parions, nous misons…parfois tous ce que nous possédons. Face à nous, il y a toujours cette bille…Elle tourne, elle tourne à n’en plus finir ! Sur quelle couleur, sur quel tour avons-nous placé notre espoir ? Ah ! Et ces monceaux d’or qui nous narguent, là ! Devant nous ! Les atteindrons-nous ?
Rouge, noir, passe…Zéro !
Et voilà, nous avons misé, nous avons perdu. Nous aurions pu nous contenter de ce que nous offrait le destin, ne pas relancer une fois encore cette satanée, cette foutue bille…Mais le jeu est plus fort que nous. Nous sommes son jouet. Toujours persuadés que nous allons gagner… Ah ! Et cet anglais, qui nous regarde, là, sur le côté…lui, il a su s’arrêter, ne pas relancer la bille une fois qu’elle lui fut favorable…
Et voilà, nous avons tout perdu : amour, amis, argent, avenir...Que nous reste-t-il si ce n’est l’espérance, la nostalgie du passé…Ah ! Comme nous aurions pu être heureux si…Tous joueurs, tous jouets. Joueurs enjoués, joueurs déjoués. Mais oui ! Il nous reste une chance ! Relançons la bille ! La bille de nos dernières espérances, la bille de notre avenir, la bille de notre déchéance…Passe le temps, passe les joueurs, reste le jeu de nos espérances.
Rouge, noir, passe…
Rouge, noir, passe…