Chef d'œuvre au destin ironique
C'est sans doute la plus grande injustice qu'il soit possible de faire à ce chef d'œuvre de la littérature allemande de l'entre deux guerres que de sans cesse l'associer au film de propagande nazie dont il a été la malheureuse inspiration. Mais malgré tout il faut reconnaitre l'hommage ironique à la subtilité de Lion Feuchtwanger qu'une telle récupération représente. Aude-là de l'incroyable cynisme dont savait faire preuve le troisième reich, détournant des œuvres d'auteurs juifs pour les réduire à des brûlots antisémites, c'est la finesse du portrait de Süss Oppenheimer que le roman trace qui est à remarquer. Ce portrait est tellement complexe et brutalement honnête qu'il donne prise même à une lecture antisémite!
Car Süss Oppenheimer n'est pas d'abord présenté comme un personnage positif: il est vain, rapace, ambitieux plus que de raison, manipulateur et séducteur. Il incarne le juif de cour, ce personnage ambigu perdu entre judéité et christianisme, envié par tous, méprisé par ses maitres mais craint comme l'argent dont il représente le pouvoir apparemment infini. Il fanfaronne, se complait dans un luxe inouï et séduit avidement les chrétiennes. A bien des égards, Süss a à cœur de représenter cet objet de fascination et de haine qu'est le juif, toujours exclu, mais toujours tellement présent, trop présent, omniprésent comme l'objet d'un fantasme obscur.
Et c'est bien lorsqu'il dépeint avec un brio sans pareil cette relation trouble, érotique et morbide, entre Süss et la cour du Würtemberg, que le roman offre la possibilité de comprendre sa relation avec son héritage infâme. C'est là que la fascination du nazisme pour le juif s'illustre. Le nazisme peut à posteriori être lu comme un avatar extrême mais logique du statut fantasmatique que le juif a toujours eu dans la psyché européenne, fascinée et imprégnée de culture judéo-chrétienne mais foncièrement horrifiée par ce fond inassimilable que représente ce peuple de l'ancienne alliance.
Car c'est là aussi le triomphe de Feuchtwanger, c'est lorsqu'il dépeint le rapport entre Süss et son peuple qu'il semble pourtant presqu'avoir renié. En effet, c'est parce qu'il reste juif qu'il arrive au pinacle du pouvoir. Il ne renoncera jamais à son héritage pour se convertir. Il reste conscient d'appartenir à une tradition millénaire, celle que représente son frère, figure austère et quasi-comique de la désapprobation et de l'orthodoxie religieuse. C'est dans son rapport avec celui-ci et sa fille naturelle que Süss touchera au plus près à la mystique de la tradition juive, celle d'un peuple exilé, fidèle au Livre et à sa magie. Cette mystique, le livre l'exprime de manière assez littérale, par de fréquentes allusions à la kabbale et à ses vieux maitres, mais jamais de manière grossière. La particularité du peuple juif ici présenté est l'omniprésence de son histoire et de sa tradition mais c'est cette particularité qui permet à son exemple de s'élever à l'universalité et illustrer le rapport toujours compliqué, mais toujours fascinant à la Culture.
Vous l'aurez sans doute compris, ce livre est un incontournable de profondeur et de poésie, un portrait fascinant d'un homme qui ne l'est pas moins.