Voilà près de deux ans que je n'avais rien lu de ce cher Honoré.
Je l'aime beaucoup, sincèrement. Il est, parmi ceux ayant étudié les mœurs humaines et la vie pratique, peut-être le plus capable de donner des leçons sur l'art de se comporter en société : sur les manières de réussir, et les bien plus nombreuses façons d'échouer. Surtout, il est cynique, non par jeu littéraire mais par conviction, et moi j'aime bien les cyniques . La Comédie humaine est un nom bien prétentieux, et si l'ensemble des romans la composant formait un tout médiocre, Balzac mériterait bien des railleries. Pour avoir su se montrer à la hauteur des prétentions du titre de son œuvre, il mérite à jamais sa place parmi les Immortels.
Après avoir lu une quinzaine de ses livres, je ne puis que constater les vertus pédagogiques de cette entreprise monstrueuse, en plus de ses qualités de construction à la limite du vertigineux. Oui, ce grand projet n'usurpe aucunement son titre. Il dépeint non seulement avec précision et exhaustivité la société de tout un demi-siècle, mais surtout, n'hésite jamais à mettre en scène l'humain véritable, tel que le misanthrope le perçoit à raison, afin de mettre en garde le jeune homme, naïf par nature, contre les dangers de la société moderne et ses avatars maléfiques. Voir côte à côte la chute de Rubempré, le succès de Rastignac, la richesse de Nucingen, la tragédie de Grandet, ou le destin de Manerville, le tout appuyé par les indispensables digressions du narrateur, qui sont souvent les moments les plus captivants des grands romans, permet par le discours et l'exemple d'expliquer les rouages de tout un monde, pénible, presque insupportable, devenu d'autant plus difficile depuis la folie de l'égalité moderne développée outre mesure et la mort des repères sacrés qu'ont pu être la religion et la royauté.
Alors quel est l'intérêt de ce Lys dans la vallée ? Pourquoi déjà un narrateur interne plutôt que l'éternel narrateur externe omniscient ? Je ne comprends pas. Lire Félix geindre en permanence du début à la fin du roman avant d'être rejoint par Henriette dans les coups de truelle à pâtos est d'un ennui profond, mais surtout, et c'est impardonnable, n'inculque rien de spécial au lecteur.
Enfin Mortsauf vint, et le premier du drame, sut offrir au roman un hilarant quidam. Car rien n'est plus délicieux à observer que la tyrannie de ce misérable comte. Ce voyeurisme malsain constitue la plus grande qualité du roman à mes yeux, pour ne pas dire la seule. Que j'aime ce cynisme, l'incapacité totale de ce petit être qui n'a rien pour lui et pour lequel tout le monde se dévoue, ce pourrisseur de vies dont l'ingratitude et les accès de violence procurent la même fascination que les personnages de télé-réalité savent exercer, avec cependant cette sincérité, loin de la vulgarité montée et grossière de ces urluberlus sans profondeur car enfermés dans des caricatures lisses et faciles, et pensant de surcroît être des génies de la manipulation à grande échelle !
Non, ici il s'agit d'imposer aux yeux du lecteur un drame privé, la violence d'un quotidien, créé de toutes pièces par le plus médiocre des tyrans domestiques ; et c'est durant ces quelques pages, entièrement dédiées à l'observation pornographique d'un homme qui n'avait rien pour lui, pour lequel je serais même incapable de pitié malgré la petitesse de son existence, que se trouve toute l'essence, la singularité, le génie même de ce roman.
Néanmoins le reste est barbant et s'enferme dans les clichés d'une histoire d'amour qui n'apporte strictement rien au lecteur, qui avait pourtant signé un contrat tacite avec Balzac lorsqu'il a décidé de se rendre à la centaine de représentations de scènes de la vie courante qu'il appelle sa Comédie, qui est qu'en échange de son attention et de sa confiance, il se verrait offrir à la fois le portrait fidèle de l'homme social et la manière de se conduire face à lui.
Hélas, ce sale morveux de Félix m'a volé Balzac, et a interrompu la leçon du jour pour lire sa rédaction de lycéen torturé devant toute la classe.
Si vous commencez Balzac, allez donc plutôt vers le cycle Vautrin (ou Rastignac-Rubempré si vous préférez, c'est-à-dire Le Père Goriot, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, dans l'ordre).