Mouais. C’est pas mal. Comme souvent avec les «grandes» œuvres, surtout (oh tiens!) les épopées, la renommée a largement exagéré les qualités, les portant aux nues, leur donnant une dimension cosmique et transversale dans le temps.

Je ne nie pas certains trucs bien dans le Mahâbhârata, comme l’inventivité des combats (les personnages utilisent leurs arcs comme une Gatling, et coupent les flèches en vol tel Néo) et de quelques scènes (le sacrifice du serpent totalement barré), le traitement des personnages (Yudishtira hésitant et, même si roi légitime, peu désireux de régner; Dhritarashtra touchant; Duryodhana sympathique malgré tous ses défauts) apparaissant unilatéraux mais en fait non, la fascinante (quel bonheur du point de vue mécaniste, tout s’imbrique de façon cohérente) philosophie fondatrice pour l’Inde, cependant l’histoire elle-même apparaît trop axée sur la propagande de valeur de la Vertu donc forcément moins fine que par exemple l’Iliade (comparons ce qui est comparable): les événements plient pour sauver les héros (au charisme d’huîtres, mais j’y reviendrai) ou au contraire punir les méchants, l’exemple le plus évident pour moi étant la maison de laque (quand les Pandava s’en échappent, COMME PAR HASARD il y a une mendiante avec ses 5 fils qui périssent dans l’incendie et font donc croire aux Kaurava que les gentils sont morts dans leur piège, et tout le monde trouve ça normal, ça devait être une śudra, ils sont pas humains de toute façon) et le moment où Karna est sur le point de tuer Arjuna (mais bien sûr n’y arrive pas car soudain trois malédictions s’abattent simultanément sur lui).

En plus tant les événements d’avant la guerre que ceux pendant l’immense bataille font toujours tout pencher du côté des Pandava: Duryodhana subit échec sur échec, toutes ses armées ne valent rien lors du vol des troupeaux («Les quatre Pandava détruisirent bientôt l’armée de Susharma, surpris par cette riposte; le roi des Trigarta fut fait prisonnier.»), tous ses chefs se font défoncer un par un sans pouvoir tuer un seul des chefs gentils (sauf le fils de Bhima, qui du coup s’énerve et tue encore plus de méchants pour se venger...), et pire même, certains (Bhishma et Drona) donnent de leur plein gré leur propre point faible aux gentils (logique, sinon les gentils seraient vaincus, vu comme c’est des buses). Mais surtout, mais surtout celui qui m’enrage et me donne des envies de jeter le livre par la fenêtre, Krishna! Non seulement c’est un avatar de Vishnu (en gros, un super-héros beau gosse aimé par tous) qui copine avec les Pandava (ça passerait), mais en plus il ne se prive pas de les aider avec ses pouvoirs overcheatés, dès qu’ils sont un chouia en difficulté. C’est un peu le maître du jeu capricieux qui n’accepte aucune déviation de son plan génial, c’est un peu le jeu scripté qui ne veut pas perdre l’audience en étant trop difficile, c’est un peu le deus ex machina constamment actif. Pour moi, il ruine cette épopée (d’aucuns objecteront qu’il en est l’essence); il gâche toute tension par ses interventions débiles. Et grâce à lui, incarnation de la Vertu n’est-ce pas, les actions même déshonorantes pour les gentils ne les accablent pas (Bhima, quand il brise les cuisses de Duryodhana), hoho comme c’est pratique.


Assez avec ces éléments stupides, en quelque façon toujours inconnue par moi rendant bellissimes les œuvres où elle se trouvent. Parlons des personnages. C’est la catastrophe. Ils sont des centaines, mais ne restent que des noms (la mythologie grecque pourtant détient le record là-dessus) pour la plupart, même si principaux. Regardons les Pandava: déjà là c’est pas la fête. Ils sont 5, CINQ putain, c’est pas compliqué de donner des caractéristiques à chacun sans en négliger, ben non, seulement la moitié est définie clairement (2,5). Bhima et Arjuna, rien à dire, me satisfont; Yudishtira déjà ça cloche, puisque, même roi légitime, il ne sert à rien, et ne fait que se plaindre (toutes les autorités doivent l’encourager pour qu’il règne finalement); et les deux glands, Nakula (Encoula... quoi, c’est pas drôle? :(( ) et Sahadeva, qui se traînent toujours derrière, qui n’ont presque aucun dialogue, aucun exploit et aucune utilité dans l’histoire si ce n’est explétive. Tout à fait, explétive. Vive la trifonctionnalité. Ils remplissent la troisième, celle des péquenots. Ensuite, leurs ennemis, les Kaurava: ils sont 100 (et une fille qui sert à rien), pourtant ne sont actifs que 3 (2 chez Serge Démétrian)... Ya pas un petit problème là? Heureusement quand même que Duryodhana soit le meilleur personnage du poème (et Krishna le pire!), sinon la menace ne serait pas très impressionnante. Bon, je concède qu’une partie de ce qui est absent chez Serge Démetrian est présent dans l’épopée complète.

L’histoire elle-même souffre, je pense, de sa linéarité primitive, dans le sens où on suit les différents protagonistes depuis les ancêtres des Pandu jusqu’aux cousins et de là cycle habituel de naissance/enfance/éducation/adolescence/maturité/mort. Le dramatisme ne vient pas d’un segment de vie où certains éléments arriveraient à leur paroxysme pour créer une dynamique, mais au contraire toute la vie est déployée, avec ses périodes intéressantes et gavantes. Certes, ça assure que chaque lecteur pourrait y trouver son compte, cependant reste l’effet du «on n’a voulu rien jeter parce que c’est awesome». Je pense que toute œuvre nécessite un élagage—regardez l’Iliade, regardez l’Énéide, comme les poètes les ont découpées magnifiquement et justement. Mais là encore, vu la tendance des Indiens à vouloir enfermer l’univers entier dans une œuvre, entreprise douteuse à mon avis, ce n’est pas étonnant.

En parlant du style de Démetrian, il est nul. Les phrases sont courtes, et la complexité évitée. En tout cas, le phrasé sanskrit n’est pas du tout le même; là c’est une espèce de bouillie moderne bien digeste pour un lecteur quasi-illettré, qui pourra se dire, après avoir dévoré le bouquin en 2-3 soirées: «j’ai lu le Mahâbhârata, je suis un pgm et non plus un kikoo!» L’avantage, c’est que ça se lit facilement et vite. Mais ça vaut forcément beaucoup moins qu’une vraie traduction érudite. On m’objectera certes, que le sous-titre du truc c’est «conté selon la tradition populaire» et que des résumés pour la plèbe se pratiquent même en Inde. On aura raison sans doute, mais alors où est l’œuvre complète? On l’attend toujours en France.

Mais pour qu’on ne me prenne totalement pour hermétique à «la vraie beauté et sincérité de la littérature antique, ayant pu si précisément capturer l’essence même de l’Homme», je vais terminer sur une qualité non négligeable de l’histoire, à savoir le destin des personnages après la grande bataille. J’ai beaucoup aimé le fait qu’après tant de difficultés Yudishtira soit las de monter sur le trône. Mais il montre une force de caractère et une soumission à ses devoirs de roi remarquables, en y consacrant le restant de ses jours. Un sort honorable est aussi réservé à son oncle Dhritarashtra et à sa femme, et à beaucoup d’autres personnages; c’est un plaisir de lire qu’une histoire ne s’arrête pas immédiatement après la guerre, il y a beaucoup à reconstruire et à apprendre à régner. Je pense que cette étape est trop souvent négligée dans les œuvres, et rend celle-là, malgré toutes ses facilités scénaristiques et incohérences (propres, semble-t-il, aux épopées et aux blockbusters...), plus réaliste et plus touchante que celle, combien chargée en valeurs hautes qu’elle soit, qui décide de couper net dans un moment où les héros paraissent avoir atteint leur sommet. Car le sommet est à garder ensuite, et c’est une tâche plus difficile encore, et à vivre et à écrire.


P.S. Avant de disliker bêtement, pensez qu’un commentaire argumenté est plus profitable.

P.P.S. Une chose m’a longtemps perturbé: avant la bataille est bien précisé que le monde entier va combattre dans cette guerre, donc, si on suit bien, personne ne reste inactif sauf les femmes, les vieillards et les plus jeunes. Or tout le monde sauf quelques uns périt, et pourtant rien n’en semble affecté, et même un chapitre ultérieur porte entièrement sur un massacre entre clans. NPC qui apparaissent comme les passants dans GTA? Ou miracle divin? Ou alors les serviteurs et les paysans ont occupé tous les postes réservés aux kshatriya et aux brâhmanes? C’aurait été vraiment drôle...

Glossaire:
Kaurava: les 100 descendants de Kuru. Les méchants.
Pandava/Pandu: les 5 descendants de Pandu. Les gentils.
Śudra/vaiśya/kshatriya/brâhmanes: les catégories sociales héréditaires (varna). Respectivement: les serviteurs (exclus du rituel et à peu près de tout le reste); les paysans, artisans et marchands; les guerriers; les officiants.
Owen_Flawers
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le 30 juin 2014

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Owen_Flawers

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