On peut aisément reconnaître un bon roman, et pour de nombreuses raisons. Aussi subjectives qu'il peut y avoir de sensibilité, d'approche ou de pragmatisme en chacun de nous, tout le monde peut trouver sa propre raison. Et cela peut donc être d'autant plus valable qu'elle peut être argumentée sans soucis. Un avis reste personnel et unique en soi.
Je pourrais donc facilement disserter sur les qualité d'écriture, l'ambiance se dégageant de tel ou tel roman ou sur sa technique pour appeler un bon paquet de commentaires; sans doutes très variés pour les mêmes raison que celles évoquées plus haut.
Mais les bons romans d'anticipation rentrent dans une catégorie à part. Parce qu'ils vous saisissent généralement par les tripes et revêtent un caractère uniforme dans l'appréciation de leur qualité. La forme n'y a plus vraiment sa place, car c'est le fond qui prime. On pourra donc toujours avoir un style vieillissant ou indigeste, une ambiance glauque ou plus légère, peu importe car elles donneront plutôt la marque d'excellence. Mais la qualité de ce type d'oeuvre restera à mon sens toujours centrée sur le parallèle possible avec notre quotidien, grâce au génie visionnaire de cette poignée d'auteurs dont nous allons parler maintenant.
Car oui, je pense qu'Aldous Huxley est un génie de l'anticipation, pas très loin derrière Azimov ou Orwell.
Et dans le Meilleur des Mondes, ce génie prend même une dimension cinglante, voir glaciale de réalisme.
Car dans cette dystopie écrite avec un style littéraire un brin désuet, on retrouve tous les travers d'une société consumériste, futile jusqu'au dernier degré et manipulée par quelques Oligarques. Soit précisément le cas... Partout.
De ces "Élites pensantes" constituées par les divers polémistes accros des plateaux télé, qui rabotent constamment la moindre idée pour lisser la pensée collective vers le bas; jusqu'à restreindre même l'accès que l'on pourrait avoir à l'information en la noyant dans un torrent de connerie ou de divertissement. Il faut divertir pour intéresser, et non pas informer pour instruire.
Dans son Roman, Aldous Huxley exprime ainsi avec une légèreté incroyable ce qui ressemble à la pire dictature qui soit: celle qui est acceptée par le plus grand nombre, mais surtout celle qui détruit l'individu sans violence physique, qui contrôle et prévoit la moindre pensée acceptable. Celle qui tue donc De Facto toute réflexion dans l'oeuf, toute liberté intellectuelle en les considérant comme des déviances de la pire espèce.
Là où Orwell (dans 1984) mettait le doigt sur des outils de contrôle et de surveillance totale, à l'instar du Télécran, il laissait encore l'espoir de pouvoir organiser en douce une résistance intellectuelle. Dystopie oblige, la fin est cinglante, est demeure aussi propre à l'interprétation qu'elle s'intègre avec brio dans le carcan étouffant dépeint par le Maître, mais Huxley va encore plus loin dans l'horreur.
Si on retrouvait déjà d'incroyables similitudes avec notre société contemporaine dans 1984, avec le contrôle quasi schizophrénique de l'internet adopté par plusieurs pays (France, USA, Chine, Liban...) la vision d'Huxley monte encore d'un cran.
Il suggère en effet que cette manipulation peut être acceptée par tous, grâce à un endoctrinement dès le berceau. Cette méthode à de nombreux effets positifs pour une propagande efficace, car elle permet une manipulation tellement profonde qu'elle ne peut être remise en cause tacitement.
Or que représente la publicité sinon une des méthode de propagande efficace actuellement ? Ses méthodes, ses théories, comme la dissonance cognitive ou la méthode A.I.D.A. sont toutes faites pour manipuler efficacement l'intellect et avec un maximum de subtilité.
Elles sont également tellement présentes dans notre quotidien qu'elles sont vues des millions de fois dans une vie, et ce, dès le plus jeune âge. Pire, elles sont acceptées par tous, car elles sont aujourd'hui la passerelle indissociable du bien être commun: elles nous disent quoi acheter. Quand. Elles suscitent perpétuellement un nouveau besoin.
Dans le détail, elles nous permettent de nous faire croire qu'on peut acheter sans argent, que les produits de luxe sont accessibles à tous ou qu'on peut se gaver de Hamburger sans grossir.
Autant de stéréotypes que de catégories soigneusement étiquetées, à tel point que tout le monde y a recours. Le marketing est roi.
Et nos élites l'ont bien compris, de nos politiciens aux grands groupes industriels. De la petite start up au coiffeur d'à côté. Le marketing a ceci de terrifiant que ces méthodes sont intuitives et ses applications presque autant à l'heure d'internet et des réseaux sociaux.
Sans crier au complot, on peut donc très facilement comprendre le risque de déclin intellectuel supporté par une société matraquée en permanence par une presse défaillante et un marketing agressif.
Nos besoins s'orientent vers une futilité permanente et une paresse intellectuelle latente. La réflexion commune n'a plus sa place, et encore moins la réflexion personnelle, car plus les années passent, moins on a le recul nécessaire.
Or c'est précisément le propos de cette merveille du "Meilleur des Mondes". Aldous Huxley introduit un "Sauvage" issu d'une "Réserve" pour s'étonner de l'orientation prise par la soi-disant société civilisée. Celle qui permet toutes les dérives, qui tue toute idée artistique car elle pourrait susciter une émotion. Une émotion vue comme vecteur d'étincelle potentielle propre à la remise en cause de l'ordre commun.
Un ordre où les enfants sont créés in vitro, et élevés dans des centres fermés où sera martelée sans relâche la propagande officielle.
Toute originalité doit donc être tuée dans l'oeuf, toute émotion ou frustration rigoureusement épargnée pour que le monde soit heureux, comprenez docile.
C'est donc ce qui m'a le plus secoué dans ce livre, auquel je n'avais curieusement donné que huit étoiles. Car l'aspect subversif (c'est un comble d'ironie) de ce livre est pourtant maximal.
On y retrouve en effet de trop nombreux points communs entre la quiétude de notre quotidien et ses préoccupations du moment, mais surtout l'éloignement toujours plus ténu avec la tyrannie d'un État totalitaire.
Toutes les bases sont là, insidieusement cachées dans notre insouciance et notre détachement de la vie politique. L'intérêt collectif ne se limite plus qu'à notre égocentrisme.
Mais on retrouve également un parallèle cinglant avec l'Eugénisme d'Huxley et la politique de l'enfant unique Chinois; pratiquée pendant des décennies et abolie heureusement il y a peu. Combien de temps aurait pu encore s'écouler avant l'émergence de la possibilité de choisir uniquement un garçon ? Ou la couleur de ses yeux ? De son degré d'intelligence ?
Dans une société encore essentiellement rurale et à l'aurore de son essor industriel, quel serait l'intérêt de créer des penseurs, des ingénieurs, quand un ouvrier suffit ?
Mais qu'en est-il aussi du Patriot Act Américain ou de notre propre Loi sur le Renseignement ? Ne sont-elles pas autant de preuves que notre société régresse tout doucement ? Ces deux lois ne nous permettent-elles pas de voir que la Tyrannie n'est pas seulement le propre d'une propagande télévisuelle Russe ou d'une peur viscérale de quelques barbares islamistes radicaux pour la culture horriblement ostentatoire de l'antique citée de Palmyre ?
Non, cette manipulation est plus insidieuse, plus flippante. Et elle est à nos portes.
C'est en cela que le Meilleur des Monde rend unanime dans son interprétation. Quel que soit le regard que vous portez sur votre monde, quelle que soit votre sensibilité, il est impossible de ne pas faire de parallèle à un moment donné entre aujourd'hui et le monde créé par Huxley.
Voilà le propre du terrifiant génie des Maîtres du Roman d'anticipation, surtout quand il résonnait déjà comme une sorte d'avertissement implicite il y a quatre vingt quatre ans, lors de sa publication...