Si l'incipit peut paraître laborieux, tel un mode d'emploi qu'on s'obligerait à ingurgiter pour comprendre le fonctionnement de l'appareil, je le trouve très bien écrit. Très précis, mécanique, nous découvrons l'endroit même où sont conçus les êtres humains, en même temps que les étudiants venus étudier le Centre d'Incubation et de Conditionnement. Il y a en effet beaucoup de détails et de chiffres, mais le projet narratif n'en paraît que plus précis, construit et pertinent.
Plusieurs passages avec de telles descriptions ponctuent le récit : on continue à explorer le Londres du futur, et cela nous permet également de nous reposer en attendant la suite.
J'ai beaucoup aimé les personnages : leur personnalité est cohérente, très travaillée, de même que leurs relations. Normal me direz-vous, mais il y a de l'idée. On ne se sent pas du tout proches des protagonistes, et c'est encore mieux ! J'ai adoré détester Bernard, le rejeté perfide et lâche, pour qui j'avais pourtant de l'empathie au début ; Lenina, la "bombe" que tout le monde s'arrache, est également très agaçante (hélas, son conditionnement y est pour beaucoup...) ; Helmholtz, le poète incompris ; Mustapha Menier, présence mystérieuse voire mystique, rassure et apaise.
(attention, prochain paragraphe avec spoilers)
Il est vrai que certaines fois, le tout peut sembler un peu trop logique, et même parfois prévisible : la présentation de l'anti "brave new world" au Nouveau-Mexique, réserve pour sauvages ; les sentiments éprouvés par John et Lenina, cet amour naissant qui se révèle finalement impossible, dû à leur éducation et conditionnement respectifs. Mais justement, cette complétude des choses est essentielle pour que le monde paraisse être le "meilleur" !
A la fin du livre, tout rentre dans l'ordre ; même en ayant adoré la fin, je ne sais toujours pas si j'en aurai préféré une autre, comme le renversement de ce monde trop parfait par deux entités si antithétiques : la raison et les sentiments. (Pourtant, les différentes intuitions de Helmholtz l'avaient laissé présager, quelque part...)
J'ai effectivement regretté que l'amourette entre Lenina et John n'ait pas été plus approfondie : après tout, dans ce monde si carré et organisé, où tout sentiment violent est banni, l'amour présenté comme instinct paraît être l'antidote de ce bonheur trop parfait.
Le circuit de divertissements dans lequel s'inscrivent les personnages m'a beaucoup plu et fait rêver. Entre le Cinéma Sentant, le Golf Magnétique et l'orgue à parfums, on a envie de tout essayer. (Le fait que le principe du Cinéma Sentant ne soit expliqué que tardivement aiguise notre curiosité, et c'est tant mieux !)
Sans parler du fameux soma, cette drogue qui adoucit les mœurs, paraissant être à la croisée entre beuh et MDMA, les effets de la descente post-planement en moins. "Que [...] demander de plus ?"
Ce monde est en effet trop parfait : il semble être une prison dont les protagonistes ne chercheraient pas à s'évader, se complaisant dans leur bonheur et leur pseudo-liberté, qu'ils ne remettent jamais en question.
Huxley, ce visionnaire, imagine une société de caste, où seuls les humains supérieurs auraient le droit d'être des individus à part entière, le reste étant bokanovskifié, i.e. génétiquement clonés. Il décrit parfaitement les rapports sociaux qui existent encore aujourd'hui : "La population optimale est sur le modèle de l'iceberg: huit neuvièmes au-dessous de la ligne de flottaison, un neuvième au-dessus." Ce qui permet un bonheur pour tous, c'est le conditionnement : chacun apprend à aimer sa caste.
"Et ils sont heureux, au-dessous de la ligne de flottaison? En dépit de ce travail affreux?
- Ils ne le trouvent pas tel, eux. Au contraire, il leur plait. Il est léger, d'une simplicité enfantine, [...] nullement épuisant, et ensuite la ration de soma, les sports, la copulation sans restriction, et le Cinéma Sentant. Que pourraient-ils demander de plus?"
En somme, un livre très intelligent, recommandable à ceux qui se posent plein de questions quant à leur existence...
(N.B. : le récit est truffé de citations de Shakespeare, dont les œuvres constituent ici la moyen d'éducation du Sauvage !)