Lâchez Fifty Shades of Grey, et filez lire le Moine.
Le Moine est un roman particulier, qui objectivement possède peu de défauts. Avant de passer à ce que je considère comme ces qualités je vais passer en revue les procédés qui y sont distillés et qui peuvent paraître déroutants, fastidieux, ou tout simplement trop excessifs. Le Moine est un roman où s'entrecroise différentes histoires avec lesquelles le lecteur jongle quand Lewis lui change de narrateur : si l'histoire qui donne au roman son titre éponyme est contée à la troisième personne par un narrateur externe dont on saisit l'intensité de la connaissance du destin du personnage de Ambrosio, moine a priori austère, intransigeant et exemplaire, certains récits sont quant à eux relatés au passé par des narrateurs internes, soucieux de lever le voile sur des pans de leur vie pouvant être susceptibles d'apporter de la consistance à la fiction toute entière. En cela, le Moine n'est pas forcément un roman auquel on accroche avec facilité : en plus du style très précieux, on a parfois envie de sauter les lignes, de passer à toute vitesse les chansons écrites sur plusieurs pages pour en revenir à ce qui est au fond le principal objet d'intérêt du livre, à savoir la déchéance fortement présupposée du destin d'Ambrosio.
Le Moine mêle différentes thématiques au sein d'une seule et unique fiction. La première est celle de la critique de la religion, de la bigoterie. Les foules, les personnages du livre sont pour beaucoup leurrés par les apparats religieux qui au final n'ont plus grand chose de différent avec les apparences superficielles, ou le sexe. Les éléments de langage disséminés tout au long du livre dans les conversations des personnages au sujet des sermons prodigués par Ambrosio se rapprochent d'un lexique que l'on pourrait parfaitement employer pour l'écriture d'une fiction érotique. Ambrosio paraît fascinant dans son intransigeance aux yeux de tous ; en réalité, il l'est inconsciemment pour son charisme et les prémices de la folie et de la lubricité qui se nichent au fond de lui qui transparaissent lorsqu'il prend la parole devant une foule d'adorateurs béats. En somme, dès le début, ce roman sent le sexe à plein nez. L'échec de la religion y est décrit de manière multiple : par les ressorts d'adoration aveugle qu'elle suscite chez des gens très peu éduqués (adoration qui se transforme en violence extrême lorsque le charme est rompu), par l'effet de bombe à retardement qu'elle crée en ne pouvant finalement pas empêcher le scandale qui de toute façon apparaîtra au grand jour à un moment ou à un autre, et enfin, par le fait qu'elle ne peut empêcher la destinée d'un être, ni le prévenir de sa décadence en la lui ôtant.
La destinée constitue pour ainsi dire la seconde thématique principale, destinée axée autour d'un effet de tragédie immuable qui confère la qualification de "roman gothique". Et je reviendrai ici sur le résumé du roman sur Sens Critique, parfaitement bidon dans son intention et totalement ancré dans un contresens habituel : ce n'est pas que le moine, Ambrosio est corrompu dans sa vertu à cause d'une tentatrice (les femmes, sorcières ou hystériques, choisissez votre camp pour prévenir ces malheureux hommes innocents). Ambrosio ne cède que parce qu'il est incapable de résister, parce qu'il est né et s'est forgé en étant bouffi d'orgueil, prêt à faire sauter ses verrous pour assouvir ses plus noirs penchants sans craindre Dieu, sauf peut-être parce que ses précepteurs lui ont insufflé toutes sortes de superstitions au sujet de la vie au-delà, chimère ancrée dans le christianisme.
Que ce soit dans leur vertu ou l'expression de leur lubricité, les personnages du Moine font face au merveilleux, peu importe qu'ils soient de base rationnalistes ou crédules, à tel point que le lecteur ne saurait distingué ce qui ressort de la réalité physique dans les récits contés truffés d'archétypes fantomatiques : ici le Juif errant, homme seul, ermite rempli de connaissances qui viendra aider un des protagonistes. Là, un démon au charme foudroyant de par sa beauté auquel Ambrosio tentera de résister jusqu'à avoir épuisé toutes ses ressources, pour plonger encore plus profondément vers la mort définitive. Là encore, une femme bafouée, humiliée aux allures de banshee, la nonne sanglante, dont le repos ne sera effectif que lorsque ses os seront enterrés dans le caveau familial.
Si le Moine est cité à titre de valeur sûre et authentique par Sade ainsi qu'Artaud qui en a rédigé une traduction toute personnelle, ce n'est que justice. Il est certain qu'il plaira surtout aux lecteurs ayant un penchant pour la dramaturgie, la noirceur des êtres, les beaux discours et le fantastique. Deux siècles passés ne l'auront pas rendu moins vivant ni moins intéressant, bien au contraire.