Nous sommes en Espagne à la fin du XVIIIème siècle. Tout Madrid se presse dans l’église des Capucins pour entendre le sermon du prieur Ambrosio, connu pour la pureté de ses mœurs. Parmi la foule, Antonia, une jeune orpheline fraîchement débarquée de Murcie en compagnie de sa tante. Elle attire rapidement l’attention de Don Lorenzo de Medina, noble cavalier qui se met à son service. Mais la beauté et l’innocence d’Antonia seront aussi de terribles tentations pour celui qu’on appelle « l’homme de Dieu ». Le récit développe plusieurs intrigues – sentimentales ou picaresques - avec pour point de rencontre l’univers monastique madrilène. La figure centrale en est Ambrosio, moine en apparence irréprochable, qui bascule peu à peu dans la luxure et le crime. L'œuvre a d'ailleurs connu la censure en raison de son anticléricalisme virulent.
Publié en 1796, ce roman est un pur chef-d’œuvre du gothique anglais, dans la lignée d’Horace Walpole et d’Ann Radcliffe. Comme ses prédécesseurs, Matthew Lewis imagine des décors sinistres : château hanté, forêt infestée de brigands, crypte humide d’une vieille abbaye, rien n’est épargné au lecteur! Comme chez Mrs Radcliffe, les spectres, les assassinats, la sorcellerie, la réclusion et les enterrements prématurés sont au rendez-vous. Mais ici point de sentimentalisme, nulle explication rationnelle visant à rassurer le lecteur. Et quelle cruauté ! Quel réalisme dans la description des tortures mentales et physiques ! L’angoisse d’Agnès, emmurée avec le cadavre de son bébé en décomposition, les procédés de l’Inquisition évoqués au dernier chapitre, le viol d’Antonia dans un souterrain ignoré du monde, voilà des scènes encore bien terrifiantes de nos jours. Le surnaturel est présent à chaque page, mais il n’a rien de convenu, c’est au contraire une œuvre visionnaire qui vous emporte très loin, sur les ailes du diable, dans des paysages parfois apocalyptiques (voir la dernière scène).
Autre preuve de modernité : Lewis s’éloigne des conventions en évitant les personnages touts d’une pièce. Alors que dans les romans traditionnels, la jeune fille est toujours pure et vertueuse, ici Agnès a fauté. Quant à Ambrosio, il est certes diabolique, mais Lewis nous décrit ses doutes, ses tentations, son repentir, en somme une vie intérieure dans toute sa complexité. La noirceur du cadre n’est donc rien comparée aux ténèbres morales des personnages !
La construction du roman est tout aussi intéressante : plusieurs récits enchâssés ajoutent de l’aventure, du mystère et multiplient les points de vue. C’est une esthétique de l’excès et du foisonnement, un roman où Lewis donne libre cours à son imagination débridée. On entre rapidement dans un labyrinthe de terreurs, mais la structure maîtrisée du récit évite au lecteur de s’égarer.
Non, « Le moine », n’est pas un roman désuet ! Non, on n’y trouve ni longueurs ni « fioritures » ! C’est au contraire une œuvre magistrale, d’une intensité extrême, d’une audace incroyable! Bref, un authentique roman d’horreur, à la fois raffiné et effroyable – et ô combien supérieur aux Stephen King encensés actuellement…