(Lu dans l'édition du Livre de poche).
"Le monde d'hier" est le dernier livre écrit par Zweig avant de se suicider quelques jours plus tard, en 1941.
C'est un ouvrage largement autobiographique qui décrit la fin de l'idéal européen de pais dans lequel Zweig a cru.
- "Le monde de la sécurité", le premier chapitre, décrit le mode de vie dans la Vienne bourgeoise des années 1880-1890. On y trouve surtout des passages sur l'effervescence culturelle de Vienne, son ambiance cosmopolite éblouissante, l'insouciance et le culte rendu aux acteurs et aux musiciens.
- "L'école au siècle passé" décrit la scolarité de Zweig, marquée par l'ennui et la distance de ses professeurs. Ennui qui porte sa promotion vers un goût prononcé pour les spectacles. On y trouve aussi un portraît de Hoffmanstahl qui m'intrigue, et de Rilke, ainsi que quelques notations sur les partis politiques.
-"Eros matutinatus" est une dénonciation de l'hypocrisie bourgeoise qui amenait à Vienne le fleurissement des bordels. C'est une description touchante (quoiqu'un peu nostalgique, en fouillant bien) de l'état d'ignorance complète du monde dans lequel on laissait les jeunes filles. Sans surprise, Zweig ne dit rien de son propre éveil à la sexualité.
- "Universitas vitae" raconte le désintérêt de Zweig pour son cursus universitaire et ses débuts comme littérateur. Horreur devant les Burschenschaften, ces associations d'étudiants prussiens. Rencontre avec Theodor Herzl, qui accepte son papier dans le feuilleton de la Neue Freie Presse. Départ à Berlin, le temps d'un semestre de philo, et collaboration aux Kommende. Passage en Belgique et rencontre avec Verhaeren, le premier auteur que Zweig va traduire pour le populariser en Allemagne.
- "Paris, la ville de l'éternelle jeunesse". Incursion dans le Paris impressionniste : rencontre avec Renoir, Bazalgette, Rodin. Promenades avec Rilke dans Paris (fort beau passage). Brève incursion en Angletere, plus froide et souvenir d'une lecture un peu trop cérémonielle par Yeats.
- "Détours sur le chemin qui me ramène à moi". Zweig revient en Autriche, développe une passion violente pour les manuscrits autographes d'écrivains et de musiciens, rencontre la fille du médecin personnel de Goethe, fait ses débuts au Burgtheater.
- "Par-delà les frontières de l'Europe". Portraît de Walter Rathenau. Récit de voyage en Inde, où Zweig côtoire Haushofer, qui deviendra malgré lui le théoricien de l'"espace vital". Voyage aux Etats-Unis, peu fructueux et cantonné à New York.
- "Les rayons et les ombres sur l'Europe". Richesse de la Belle Epoque. Indifférence des intellectuels pour la montée des tensions. Rencontre avec Romain Rolland. Récit de l'affaire Redl. Prophéties de Bertha von Suttner.
- "Les premiers jours de la guerre de 1914". Beau début d'été, Zweig apprend la nouvelle de l'assassinat de François-Ferdinand, prince peu aimé. Il part sur la côte belge, mais revient quand les nouvelles de mobilisation et les rumeurs d'invasion de la Belgique se précisent. Il croise un train chargé de canons. Comparaison intéressante sur le moral des populations en 1914 et 1939 : en 1914, les populations, naïves, étaient enthousiastes. En 1939, elles savaient à quoi s'attendre et se mobilisèrent avec résignation.
- "La lutte pour la fraternité spirituelle". Echanges avec Romain Rolland, par-dessus la ligne de front. Visite d'un train-hôpital horrible à Budapest. Retour sur la responsabilité des intellectuels dans le bourrage de crâne (exemple de Zweig rédige une pièce intitulée "Jeremie" sur ce prophète que personne ne croit.
- "Au coeur de l'Europe". Zweig rejoint Rolland à Zurich. Bouffée d'air et ambiance européenne internationale. Revue "Demain" animée par Guilbeaux. Portraîts d'exilés : Joyce, Busoni.
- "Retour en Autriche". Fin de la guerre. Les conséquences dramatiques de l'inflation à travers la description d'un train. Installation à Salzbourg, à l'époque en sommeil. Chaos social, perte de foi dans les autorités, peur d'une révolution blochévique. Mésentente avec Barbusse qui veut faire de son association Clarté, un groupe pour la paix, un instrument de la lutte des classes.
- "De nouveau par le monde". Voyage en Italie : Borgese au "Corriere della siera", vision de fascistes faisant le coup de poing. Portraît de Rathenau, de son assassinat, de l'inflation puissance mille en Allemagne, de la décadence sexuelle (Zweig n'aime pas les travelos visiblement). Projets littéraires et retour de Zweig sur sa méthode. Notoriété.
- "Soleil couchant". Voyage en URSS, réaction mitigée, récit d'une lettre glissée dans sa poche de manteau lui disant que l'opinion est contrôlée. Rencontre avec Gorki, exilé à Sorrente. Essor artistique et mondain de Salzbourg. Collectionnite d'autographes.
- "Incipit Hitler". Bruits de botte en Bavière, de l'autre côté de la frontière. Méthodes du nazisme après 1933. Collaboration pour un livret d'opéra avec Strauss, qui accepte une position éminente des nazis juste pour continuer à faire de la musique, puis finit par démissionner. Rédaction à Londres du "Erasme" comme une confession voilée : Zweig a mauvaise conscience de n'avoir rien fait contre le nazisme. Retour en Autriche, faux coup d'Etat de la Heimwehr à Linz. La police vient fouiller chez Zweig, à la recherche d'armes : il décide de quitter l'Autriche.
- "L'agonie de la paix". Exil en Angleterre, à scruter les nouvelles d'Autriche. Souvenir d'une passe d'armes étincelante entre G.B. Shaw et H.G. Wells. A Vigo en Espagne, depuis son paquebot, vision de jeunes franquistes que l'on équipe. Voyage en Argentine et au Brésil. Anschluss qui désespère Zweig et lui fait perdre sa nationalité. Munich, décrit comme trois journées exaltantes d'espoir. Portraît de Freud réfugié en Angleterre, où il meurt. Désespoir face à la faillite du rêve européen de Zweig.
"Le monde d'hier" n'est pas un livre d'histoire rigoureux, c'est un essai sur l'Europe, à partir d'une expérience vécue. C'est aussi une critique du totalitarisme, faite à chaud. C'est un ouvrage très riche, qui se justifie ne serait-ce que par le parcours exceptionnel de Zweig et son incroyable mine de souvenirs.
C'est aussi une galerie de portraits, parfois un peu exaltée. J'ai été surpris à quelques moments par un goût pour les superlatifs dont j'aurais cru Zweig exempt, et ses talents de conteur font qu'il a dû raffiner un peu certains détails pour donner à son oeuvre une plus grande puissance évocatrice.
Mais c'est avant tout un ouvrage douloureux. L'ouvrage d'un homme épris de liberté, d'échanges entre les cultures, à qui on a retiré la liberté de mouvement, qu'on a privé de son statut d'auteur en brûlant ses livres.
Ce que j'aime chez Zweig, qui n'est pas le plus rigoureux des auteurs, c'est l'efficacité de ses formules et sa facilité à rendre clair l'essentiel. C'est un auteur magnifiquement accessible, et soucieux d'ouvrir des portes à ses lecteurs. "Le monde d'hier" est un livre aux intérêts multiples : galerie de portraîts sur la littérature allemande et européenne, description de l'intérieur de l'empire austro-hongrois, lecture du premier tiers du XXe s. avec les yeux d'un Autrichien, dénonciation du totalitarisme. Il vaut définitivement d'être lu.