Tout s'effondre est un roman capital pour la littérature africaine. Je l'ai découvert grâce à France Culture.
Ce court roman se décompose en trois parties de durée très inégale. On suit Okonkwo, un guerrier Ibo fort et fier,qui veut s'élever à Umuofia, le plus fort d'une confédération de neuf villages, mais qui est poursuivi par la malchance.
C'est un roman au rythme étonnant : la première partie, passionnante, fait revivre la culture traditionnelle ibo du Nigéria. On suit les réunions solennelles des villages, qui commencent par l'adresse : "Umuofia Kwenu !", à laquelle la foule répond : "Yaaaaa !". On voit le rôle de l'homme-médecine, des griots. On voit le classement invisible des individus selon leur réputation, leur honneur et leur poids économique, qui donne lieu à une savante casuistique qui détermine leur chi (une forme de karma/destin). On voit des cérémonies juridiques/religieuses comme celle des esprits masqués, les egwugwu, qui restaurent la paix en cas de conflit, et l'on comprend qu'il y a une véritable géographie religieuse qui détermine certains lieux comme sacrés, d'autres comme maudits, entraînant une véritable législation qui répare/achète la colère des puissances divines.
On suit le rythme annuel de la culture de l'igname, les veillées au coin du feu, les collations au visiteur à qui on ouvre par déférence une noix de cola, le monde mental et sensible des jeunes adolescents, les compétitions de lutte, le système de don-contre-don, les dépenses symboliques, les stratégies matrimoniales, l'organisation des fratries, les dettes de sang.
Le système n'est pas idéalisé et l'on ne cherche pas à édulcorer sa violence, comme avec le cas du jeune Ikemefuna, esclave d'un village voisin offert pour une durée déterminée en paiement d'une dette de sang, qui finit injustement condamné par la communauté, et finit tué par son père d'adoption. Il est cependant montré de manière vivante, sans le regard extérieur européen, via une galerie impressionnante de personnages. C'est en fait un roman réaliste à portée sociale, qui se situe quelque part entre Balzac et Upton Sinclair, mais dans un cadre africain. Et dieu, que l'écriture est efficace ! Pas le temps de pontifier, l'auteur va droit au but, mais de manière élégante. De nombreux mots autochtones sont utilisés, mais on s'y habitue vite.
Cette première partie pose donc le décor en se centrant sur les malheurs d'un individu assez ambitieux. Et brusquement, dans les 60 dernières pages, on commence à parler de l'arrivée de l'homme blanc. Pas par le biais de soldats, mais par le biais de missionnaires. Et brusquement, le rythme du roman change et s'accélère. Par étapes, un monde, que le lecteur sait condamné s'effondre. Tout ce qui avait été posé dans la première partie disparaît au profit d'individus humiliés, acculturés, dont on ne voit que le début de la déchéance. On devine la suite, qui est bien connue.
Paradoxalement, ce roman insiste moins sur la violence physique ou sociale de la colonisation que sur la manière dont elle a détruit très rapidement tout un monde mental dans lequel chaque individu avait ses repères pour se situer. C'est un véritable tour de force, et c'est ce qui fait de Tout s'effondre l'équivalent du Rosa Blanca de Benjamin Traven (un des romans les plus importants du XXe siècle de mon point de vue), mais pour décrire l'Afrique au XIXe.
Ouvrage fascinant, qui montre les craquements parmi les plus violents de l'Histoire à l'échelle des invididus.
Synopsis
La première partie, la plus longue, ne mentionne quasiment aucun homme blanc. Okonkwo se démène pour faire oublier le lâche qu'était son père, un fainéant et un poète. il mène durement sa famille à la baguette. Après un crime involontaire, il doit déménager à Mbanta, son village d'origine et repartir de zéro. Sa propriété est rituellement détruite.
La deuxième partie décrit la manière dont Okonkwo remonte la pente avant de revenir à Umuofia.
On entend parler de la vue d'un premier homme blanc, qui est tué par les habitants d'un village, Abame. Des troupes viennent et tuent tous les habitants lors du marché, puis repartent. Des missionnaires arrivent à Umuofia. On leur permet, comme une blague, de s'installer dans une zone maudite, mais bizarrement les dieux ne les punissent pas. Ils enseignent qu'il n'y a qu'un dieu et que les autres ne sont que des idoles de pierre et de bois. Un jeune converti tue un python sacré, ce qui est grave. On convoque le tribunal des egwugwu, esprits anciens joués par des hommes du clan portant des masques.
La troisième partie voit Okonkwo revenir à Umuofia et trouve une communauté divisée, où les usages ancestraux ne sont plus suivis que par une partie de la communauté, grâce à un missionnaire habile, Mr. Brown. Mais il part et est remplacé par un intégriste, Mr Smith. Un jeune converti, Enoch, démasque un esprit masqué pendant la cérémonie de la déesse de la Terre. L'église est détruite par la foule. Des hommes convoquent six chefs au tribunal du district tenu par les Blancs. Ils y vont armés, mais on les désarme par surprise. On les rase et les maltraite : le village doit payer 200 cauris pour obtenir leur libération, ce qu'il fait. Une réunion solennelle se tient pour prévoir une réplique, mais des auxilliaires de justice se présentent : Okonkwo en décapite un, mais se rend compte que la foule n'est pas déterminée à le suivre, effrayée par son acte. Les Blancs ont gagné : le jour suivant, on retrouve Okonkwo pendu.