Dans Le Moulin sur la Floss, comme plus tard avec Middlemarch, George Eliot choisit de mettre l’accent, non sur une personne, mais sur un lieu : riche en consonnes liquides qui en accentuent la fluidité, le titre épouse parfaitement les circonvolutions de l’eau dans un roman que scande l’écoulement, le flux musical ou grondant de la rivière.
« Une vaste plaine où la Floss, plus large, se hâte entre ses vertes rives d’aller vers la mer, tandis que la marée amoureuse se précipite à sa rencontre et l’arrête en une étreinte fougueuse »
Ainsi débute le récit, soulignant d’emblée la place prépondérante du cours d'eau, qui varie, paisible ou perfide, au gré de ses envies et de ses caprices.
Mais à côté de ce flot, potentiellement destructeur, se dresse le moulin, rassurant symbole de permanence et de stabilité.
Dès le premier chapitre, nous sommes saisis par le charme de ce cadre familier, cette évocation à mi chemin entre rêve et réalité :
« Et voici le Moulin de Dorlcote : même à cette époque de la fin février, quand il n’y a plus de feuilles, il est agréable à regarder.
La rivière coule à pleins bords maintenant, elle atteint un niveau élevé dans cette petite plantation d’osiers et submerge à moitié la bordure herbeuse de l’enclos devant la maison.
la précipitation de l’eau et le roulement du moulin vous assourdissent comme en un rêve, ce qui semble intensifier la quiétude du tableau.
On dirait un grand rideau sonore, qui vous coupe du monde extérieur. »
Une invite, déjà, à se promener dans la « forêt de ce roman », comme le dit si bien Mona Ozouf, simple décor qui ne va pas tarder à bruisser et palpiter de la vie des personnages.
Le père, meunier de son état, patriarche fier et obstiné à l’instar d’un grand personnage, reste définitivement un homme du passé : arc bouté sur ses idées et son conservatisme, il ne perçoit pas les changements d’une société en pleine transformation industrielle, on est en 1829, ce qui le conduira à sa perte, ruiné et dévoré d’amertume.
Son épouse, blonde avenante portant coiffe, femme simple et matérialiste, essentiellement préoccupée par son linge de table, son service à thé et sa porcelaine, vit au rythme du qu’en-dira-t-on, y compris dans sa fratrie, très sensible à la moindre remise en cause de l'honneur familial.
Toutefois, c’est la relation fusionnelle, bien que mal équilibrée, entre Tom et Maggie, leurs deux enfants, qui représente le pivot central de l’histoire, George Eliot s’inspirant des rapports tumultueux qu’elle-même entretint sa vie durant, avec son frère aîné, Isaac.
Maggie, neuf ans quand s’ouvre le récit, est un véritable feu follet : avec son opulente chevelure brune indisciplinée, son regard de jais étincelant de vie, sa soif de lecture et son impulsivité à fleur de peau, si elle est la « petite aux yeux noirs » dont le père Tulliver s’enorgueillit, elle fait aussi le désespoir de sa mère, qui la voudrait blonde, douce et soumise à l’image de sa nièce, la "parfaite" Lucy, modèle de la famille.
Avide des marques d’affection de ce grand frère de 13 ans, qu’elle admire et chérit, Maggie souffre des rebuffades fréquentes dont elle fait l’objet, percevant déjà avec acuité, la condescendance qui affleure sous la brusquerie adolescente de Tom, bien conscient de son statut et de sa supériorité de jeune mâle au sein de la famille.
De caractère entier, multipliant les sautes d’humeur et les exigences, il verse le chaud et le froid dans le cœur et l’âme de sa petite sœur qu’il tourmente sans pitié et considère un peu comme sa « chose », d’autant plus intransigeant qu’il la sent vulnérable.
- je t’avais dit d’aller voir les lapins tous les jours ! T’es méchante, Maggie, je t’aime plus, tu viendras pas à la pêche avec moi demain.
-Oui, mais j’ai oublié…Je l’ai pas fait exprès, tu sais, Tom, je te demande bien pardon » sanglota Maggie.
« Tom était de retour et elle avait imaginé comme elle serait heureuse…et voilà qu’il était cruel avec elle.
À quoi bon tout le reste si Tom ne l’aimait plus ? »
Tout au long du roman, Maggie, devenue adulte, recherchera l’assentiment de ce frère, tant aimé en dépit de tout : oscillant sans cesse entre des pulsions opposées, déchirée par des forces contraires, la jeune fille incarne la figure du sacrifice et du renoncement , emportée par le courant du désir mais rebelle soumise aux souvenirs du passé et à ses racines familiales.
Renoncement à l’amitié d’abord, en la personne de Philip Wakem, un être sensible, intelligent et artiste, condisciple de Tom durant leurs études, mais fils unique du riche avocat que M.Tulliver rend responsable de sa ruine, Tom, de son côté, ne lui pardonnant pas d’être né bossu.
Philip a très vite décelé la vive intelligence de la jeune Maggie, séduit d’emblée par ses yeux qui reflètent sa vivacité d’esprit et cette spontanéité qui la fait se jeter à son cou pour l’embrasser.
Jamais il n’oubliera ce baiser d’enfant, ni les rendez-vous secrets, plus tard, dans les bois de Dorlcote où, pour stimuler son appétence culturelle, il lui prêtera des livres et l’encouragera dans ses goûts.
Maggie se sent appréciée, reconnue : une vraie tendresse teintée d’estime et d’admiration pour un homme avec lequel elle aurait pu lier sa vie, si elle s’était sentie libre de ses actes.
Car le problème de la jeune femme est là : désirer pour mieux renoncer, tant il existe chez elle une forme de masochisme qui la pousse aussi à se détruire.
À 19 ans c’est une femme, grande et aux formes épanouies, qui a remplacé
l’adolescente de jadis: avec ses lèvres pleines, ses bras ronds et fermes et sa masse de cheveux noirs qu'elle porte tressés en couronne, elle évoque une jeune déesse antique.
Dans la bonne société de Saint-Ogg où Maggie fait son entrée, invitée par sa cousine Lucy arbitre des élégances, ses vêtements défraîchis, son manque de mondanité et de prétention sociale, voire de coquetterie, sa spécificité en somme, loin de la desservir, font ressortir sa beauté naturelle, la rendant plus charmante encore, et pour la première fois, la jeune fille sent palpiter en elle la sensualité qui l’habite.
Stephen Guest, le prétendant de Lucy, a une aura de prince charmant : prestance, élégance, séduction, tout ce qui peut combler l’attente romantique d’une jeune fille…
Et l’on assiste alors à un véritable coup de foudre, de ces attractions physiques contre lesquelles la volonté est impuissante, le moindre silence, comme le moindre geste, donnant aux instants passés ensemble, une incroyable intensité.
Emportés l’un et l’autre dans le courant impétueux des sens, ils luttent et se débattent, conscients de l’interdit suprême qui pèse sur eux et il me faut citer ce magnifique extrait, unique dans le roman, qui valut à la romancière britannique les foudres de la censure masculine :
« Oh puis-je prendre cette rose ? Je crois que je suis bien cruelle envers les roses : j’aime les cueillir et les sentir jusqu’à ce qu’elles perdent leur parfum. »
Stephen restait muet, incapable de bâtir une phrase, et Maggie leva un peu le bras vers cette belle rose à demi épanouie qui l’avait attirée.
Qui n’a jamais été sensible à la beauté d’un bras de femme ?
À ces promesses indicibles de tendresse qui se cachent dans un coude marqué de fossettes et à toutes ces courbes variées qui s’amenuisent doucement en descendant vers le poignet délicat…
Le bras de Maggie était de cette nature, et de plus, il avait les chaudes couleurs de la vie.
Une impulsion insensée s’empara de Stéphane ; il se précipita sur ce bras et le couvrit de baisers en serrant le poignet. Mais aussitôt, Maggie le lui retira, lui lançant un regard furieux, comme une déesse de la guerre offensée... »
Exemple inouï du puritanisme de la société victorienne qui qualifia cette scène de « révoltante » et compara Le Moulin sur la Floss aux « romans immoraux chers aux Français » : sous la plume d’un homme elle n’aurait pas choqué.
Roman sans doute le plus autobiographique de George Eliot, où elle fait revivre ses souvenirs d’enfance sous les traits d’une héroïne rebelle toujours en manque d’amour, bien loin toutefois, de la véritable Mary Ann Evans que Henry James qualifiait, non sans cruauté, de « magnifiquement laide, délicieusement hideuse ».
Roman de la mémoire et de l’emprise du passé, dont Proust vantait « les mystères sublimes », c’est aussi une remarquable analyse psychologique dans laquelle passion et devoir s’affrontent, faisant de Maggie une figure exemplaire de renoncement.