En lisant la biographie de Ritsos, membre du parti communiste, et longtemps emprisonné par les différentes dictatures qu’a connues la Grèce ou relégué sur des îles quasi désertes, où il a caché des poèmes dans des bouteilles qu’il enterrait dans le sable, on pourrait s’attendre à lire des poèmes de combat, chargés de rhétorique et de feu révolutionnaires.

C’est tout le contraire. Ritsos laisse sa poésie à l’écart de toutes les idéologies et rejette les slogans :

Ils tenaient bien droites les hampes

haut, bien haut.

Ils ne voyaient pas

qu'il n'y avait pas de drapeau.

S’il dénonce les oripeaux du nationalisme et les tortures dans les prisons, on sent aussi sa réserve envers le moule stalinien (il est encore plus critique après le Printemps de Prague). S’il affiche une solidarité indéfectible envers ses camarades de lutte et de prison et envers les classes populaires et tous les exclus, sa poésie met plutôt en lumière comment l’existence humaine ne laisse jamais complètement réduire aux grilles idéologiques. Il y chez Ritsos une sorte de poésie de l’absurde : à tout moment l’envolée lyrique est interrompue par la description d’un vieillard épluchant des pommes de terre, la méditation se brise avec le hurlement d’un ivrogne. Mais c’est (à la différence de Beckett, par exemple) un absurde optimiste, qui se moque doucement des idées toutes faites et des clichés (il y a un peu de Diogène là-dedans), et montre l’exubérance de la vie. Cette poésie qui s’attache à ces menus accidents avoue son insignifiance, et Ritsos refuse la posture du prophète, de l’aède : « De même te retiens-tu au poème comme à un secret qu’on aurait juré de garder | de crainte qu’on ne voie qu’il n’avait rien à révéler. » Il n’en reste pas moins que Ritsos rappelle que la poésie est indispensable, parce qu’elle sait célébrer la beauté d’un instant, le plaisir des sens, ou l’éclat du soleil dans le ciel grec. De même le théâtre, qui semble être une autre passion de Ritsos, est caractérisé comme une joyeuse exubérance, marqué par le non-sens carnavalesque et le plaisir presque enfantin et du travestissement et du déguisement, à ceci près que c’est souvent à travers le masque que s’exprime la vérité.

Mais j’ai aussi lu cette anthologie comme une certaine réflexion sur la grécité. Car qu’est-ce qu’être grec, et plus encore qu’est-ce qu’être un poète grec, quand pèse le poids d’un passé sublime mais très lointain ? Qu’est-ce que ce pays condamné à une certaine médiocrité, alors qu’il a inventé la figure du héros ? L’absurde dont je parlais vient de cette impression que les Grecs jouent une sorte de pantomime un peu ridicule dans un décor en ruine, conscients que les spectateurs admirent la mémoire évoquée par ce décor et ignorent les acteurs. Car l’Antiquité est partout présente dans la poésie de Ritsos, dans l’évocation des mythes, dans la présence récurrente de l’Aveugle (Œdipe ou Homère) et l’omniprésence des statues. Mais ces statues sont presque toujours tronquées, manchotes, etc. : l’Antiquité ne nous parle plus que par bribes, et les monuments érigés à la mémoire des grands hommes et des généraux retournent à la poussière…

Tous ces aspects de la poésie de Ritsos sont magnifiquement résumés dans de grands monologues mythologiques. Entre poésie et théâtre, ils rappellent Sophocle et surtout Eschyle, et mettent en scène, à travers Ismène, Agamemnon et Iphigénie, des héros fatigués, des princesses oubliées, des survivants désabusés de tragédies familiales ou de guerres. Iphigénie, par exemple, choisit de célébrer les vivants, plutôt que de ressasser les malheurs des morts, contre les antagonismes mortifères et l’extrémisme, qui est un refus de la vie. Il y a dans ces pièces l’écho très clair des malheurs récents de la Grèce (l’occupation nazie et la résistance, la guerre civile, la dictature). Mais l’on peut aussi y voir l’évocation assez bouleversante, derrière le masque des Atrides et des Labdacides, de la famille de Ritsos, aristocrates décimés par la maladie mentale et la tuberculose.

En refusant toute emphase, Ritsos cerne au mieux l’expérience humaine, sans cacher ce qu’elle peut avoir de mesquin ou de terrible, mais sans que cela empêche que l’on soit émerveillé, l’espace d’un moment, par l’irruption de la beauté ou le plaisir des sens.

Ascyltus
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le 8 juin 2024

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