Au cours de sa courte mais riche carrière, l’écrivaine autrichienne Marlen Haushofer (1920 – 1970) aura publié une poignée de livres avant de disparaître, emportée prématurément par un cancer des os. Mais de sa propre vie et de ses expériences (enfance isolée, solitude personnelle, montée du fascisme), elle saura condenser le tout d’une manière cathartique dans toute son œuvre dont Le Mur invisible (1963) représente probablement le versant le plus connu. A tel point qu’un film très fidèle en sera même tiré en 2013 par le cinéaste Julian Roman Pölsler alors que le matériau de base se révèle pourtant frôler l’inadaptable (cf ma chronique du film).


Car très vite, confrontés avec « l’héroïne » à cette expérience extrême d’isolement dans un monde presque « post-apo de campagne » (pas de bombe, de dévastation et de destruction mais insidieusement, l’humanité semble avoir quasiment été éliminée proprement en une nuit), on plonge dans un monde mental, seulement rythmé par le passage des jours et des nuits, le labeur pour organiser sa survie et ne pas sombrer dans la folie ou la dépression à chaque instant.


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« Peut-être que la chatte retournera dans la forêt au printemps et qu’elle aura encore des petits. Qui sait. Le grand matou sera peut-être mort à cette époque ou peut-être que la chatte, après sa grave maladie de l’an dernier, ne sera plus capable d’avoir des chats. Mais si nous avons des chatons, tout se passera comme d’habitude. Je me promettrai de ne pas y faire attention, puis je commencerai à les aimer et pour finir je les perdrai. Il y a des moments où je pense avec plaisir au temps où il n’existera plus rien à quoi je puisse m’attacher. J’en ai assez de savoir d’avance que tout me sera enlevé. Mais ce temps n’arrivera pas, car aussi longtemps qu’il y aura dans la forêt un seul être à aimer, je l’aimerai et si un jour il n’y en a plus, alors je cesserai de vivre. Si tous les hommes m’avaient ressemblé, il n’y aurait jamais eu de mur et le vieil homme ne serait pas couché près de la fontaine, métamorphosé en pierre. Mais je comprends pourquoi ce sont les autres qui ont toujours eu le dessus. Aimer et prendre soin est une tâche très pénible et beaucoup plus difficile que tuer ou détruire. Élever un enfant représente vingt ans de travail, le tuer ne prend que dix secondes (…) » (p. 188)


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Tout le roman se lit donc à la première personne pour constituer une sorte de monologue déviant qui marque durablement, et ce, même la lecture finie. Pour reprendre la citation de Sacha Guitry : « Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est aussi de lui », ici, quand on termine Le Mur invisible, le trouble qui nous travaille est aussi du mur invisible. D’ailleurs le roman se termine comme il a commencé : abstraitement. Pas de commencement défini, ni donc de fin définie, on plonge directement dans ce qui s’apparente à un témoignage pour ne pas oublier, se délivrer, se soulager. Et si l’œuvre s’achève comme ça, c’est parce qu’en fait l’héroïne n’a plus de papier au final dans la dernière page.


Écrire pour survivre donc.


Dès le début, la narratrice, femme mûre ayant déjà bien vécu sa vie (de nombreuses pensées reviennent à sa vie d’avant avec son ancien mari et surtout ses deux grandes filles maintenant la vingtaine au moment de la catastrophe) s’organise très vite. A situation extraordinaire, il faut souligner l’ordinaire. Ici ce dernier prend la route d’un éternel Sisyphe puisque la vie de l’héroïne sans nom s’organise autour d’une vache qu’elle a récupéré, du cycle des saisons (amener l’animal en alpages, le faire redescendre, faire pousser des pommes de terre en espérant que la fragile récolte ne disparaîtra pas d’aussi vite sans quoi les chances de survie en prennent là aussi un sacré coup (1)), d’une famille reconstituée (un chien, Lynx, une chatte errante, des chatons…).


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« Ce n’est que le cinquième jour que j’allai voir le point de vue avec Lynx. Le pays n’était plus maintenant qu’une vaste étendue verdoyante et fleurie. C’est à peine si je pouvais reconnaître les champs et les prés grâce à leurs couleurs. Les mauvaises herbes avaient partout triomphé. Dès le premier été, les petites routes avaient été recouvertes par les herbes folles, à présent, on distinguait seulement quelques îlots plus sombres sur les parties asphaltées. Les graines s’étaient introduites dans les fissures ouvertes par le gel et y avaient germé. Bientôt les routes n’existeraient plus. La vue des lointains clochers m’émut à peine. Je m’attendais à la crise de chagrin et de désespoir habituelle mais elle ne vint pas. J’avais l’impression de vivre dans la forêt depuis cinquante ans et les clochers ne représentaient plus que des bâtisses de pierre et de briques qui ne me concernaient pas (…). » (p. 307)


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Coupé de tout, l’écrit prend alors une valeur de reliquat d’humanité en voie d’être perdue.


En renouant avec un art de la culture paysanne de la terre dans un monde où la technologie n’a plus court (pas de téléphone, plus de radio, plus d’électricité, plus de voiture) afin de survivre un minimum, la narratrice arbore de plus en plus une pensée animale, n’ayant plus alors de comparatif humain auquel se mesurer (2). Ce sont d’abord les rêves étranges qui viennent, souvenir d’un passé pas si lointain. Puis bientôt la fièvre, les visions, des cauchemars voire une fatigue extrême et la dépression. L’une des scènes les plus significatives et douloureuses d’une perte inévitable et toujours reniée est un rêve où la narratrice entend de la musique dans une pièce très lumineuse et comprend plus que tout, plus que la perte d’être chers même, que c’est le monde qu’elle aimait qui a disparu définitivement. Car même la musique n’existe plus ici. Le monde humain est mort.


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« J’étais dans une grande pièce très claire, entièrement blanche et dorée. De superbes meubles baroques s’alignaient contre les murs et le sol était recouvert d’un parquet précieux. En regardant par la fenêtre, j’apercevais un petit pavillon dans un parc à la française. Quelque part on jouait la Petite musique de nuit. Et brusquement je sus que cela n’existait plus. Le sentiment d’avoir subi une perte terrible me submergea. Je pressai mes mains contre ma bouche pour ne pas crier. Alors la claire lumière s’éteignit, l’or se fondit dans le crépuscule et la musique se transforma en un tambourinement monotone. Je me réveillai. La pluie frappait contre les vitres. Je restais couchée sur mon lit, tout à fait immobile, et écoutai. La petite musique de nuit s’était cachée dans la pluie et je ne pouvais plus l’entendre. C’était un miracle que mon cerveau endormi ait pu ressusciter un monde passé. Je n’arrivais pas à le croire. » (p. 267-268)


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Au delà de l’argument de SF qui inaugure la situation de base, on comprend peu à peu que tout le livre parle de la perte et du deuil d’une façon coup de poing en épluchant méthodiquement tous les petits riens qui finissent par comprimer le cœur. Mais va aussi plus loin. Au fil des pensées de l’héroïne, c’est aux pensées de Marlen Haushofer que l’on a accès et beaucoup de choses y passent. On a tant une critique des relations hommes-femmes que de l’humanité dans son ensemble, que de la société de consommation ou du rapport à la nature ou au temps. C’est aussi avant tout un manuel de survie dans les ténèbres. On aura probablement pas à vivre une expérience aussi extrême soit-elle que ici mais le livre pourra probablement fournir un substitut pour remonter, une fois que l’on traîne dans les bas-fonds en quête d’espoir.


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« Ici dans la forêt, je me trouve enfin à la place qui me convient. Je n’en veux pas aux fabricants d’autos, ils ont depuis longtemps perdu tout intérêt. Mais comme ils m’ont torturée avec des choses qui me répugnaient ! Je n’avais que cette petite vie et ils ne m’ont pas laissée vivre en paix. Maintenant que les hommes n’existent plus, les conduites de gaz, les centrales électriques et les oléoducs montrent leur vrai visage lamentable. On en avait fait des dieux au lieu de s’en servir comme d’objets d’usage. Moi aussi je possède un objet de ce genre au milieu de la forêt : la Mercedes noire de Hugo. Quand nous sommes arrivés avec elle, elle était presque neuve. Aujourd’hui, recouverte d’herbes, elle sert de nid aux souris et aux oiseaux. Quand la clématite fleurit au mois de juin, elle devient très belle et se met à ressembler à un gigantesque bouquet de mariée. Elle est belle aussi en hiver lorsqu’elle est brillante de givre ou se couronne d’une coiffe blanche. Au printemps et à l’automne, je distingue entre les tiges brunes le jaune passé de ses coussins jonchés de feuilles de hêtre, mêlées à de petits morceaux de caoutchouc mousse et de crin, arrachés et déchiquetés par des dents minuscules. » (p. 258-259).


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Au final, une expérience dont on ne sort pas indemne.


Le Mur invisible, de Marlen Haushofer – Editions Actes Sud.


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(1) Dans The martian alias Seul sur Mars pour la version filmée de Ridley Scott, on cultive aussi des patates. Coïncidence ? Je ne pense pas. Cette tubercule comestible a le don de pousser assez facilement sur de nombreux terrains où d’autres plantes auraient plus de mal.


(2) L’un des sous-entendus de ce paysage mental dessiné est d’ailleurs la frontière entre la raison et la folie. Où commence cette dernière ? Et surtout au vu de ce territoire instable, est-ce que la narratrice n’est finalement pas gagnée par la folie et perd finalement toute humanité dans les dernières pages du « livre » ? On ne spoilera pas un fait qui est pourtant narré à plusieurs endroits du roman, à la fois imprévu et pourtant curieusement attendu. Cette approche (folie ? Imagination complète d’une femme qui renie le monde des humains?) est une piste de lecture soulignée par le film de 2013 (Die Wand, édité en DVD chez Bodega) d’ailleurs qui se hisse admirablement au niveau du livre, il faut le souligner car c’est un réel tour de force. Et film complémentaire au passage. Si vous aimez le roman, n’hésitez donc pas à voir le film…

Nio_Lynes
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le 8 juin 2019

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