On connaît la scénographie : Steve Jobs, seul en scène, dans une de ses fameuses “keynotes” devant un parterre d’employés Apple au comble de l’enthousiasme, qui à la toute fin de sa prestation, sort un objet de sa poche. Un objet magique, aux courbes douces et futuristes, qui va…tout changer. C’est Steve Jobs qui le dit. Explosion d'applaudissements dans la salle, actions d’Apple qui décollent, l’objet est certain de se vendre par milliers de milliers. De cet objet magique, la seule chose qu’on saura c’est qu’il est sorti du néant dans les mains de Steve Jobs, directement créé par son intuition, sa vision, son génie. Car “l’entrepreneur”, contrairement au “patron”, n’a pas la vulgarité de se salir les mains au contact de choses aussi triviales que des rapports, des business plans, voire même pire encore : des ouvriers. L’entrepreneur ne “fabrique” pas : il crée.

Ce que ne dit jamais l’entrepreneur, ni ses biographes laudateurs, ni la presse dithyrambique, c’est que la première chose que l'entrepreneur crée, c’est la narration de lui-même. Le récit de son propre talent créateur et prométhéen, et en cela Steve Jobs aura été le génie de lui-même : se mettre en scène, seul, pour raconter la geste de son entreprise complètement fusionnée avec lui-même. C’est désormais toute une littérature et des millions de commentaires sur “l’entrepreneur”, forcément inspiré, forcément visionnaire, qui réconcilie capitalisme et anti-conformisme, rébellion et stock-options, destructeur des anciens consensus et créateur des nouveaux paradigmes. Et d’être tous gavés de force comme des oies par cette enfilade de clichés ressassés jusqu’à la caricature. Anthony Galluzzo entreprend lui une autre tâche herculéenne : démystifier. Faire tomber la statue du Commandeur Entrepreneur, boulon par boulon, en prenant tous les chapitres de la légende pour en faire des confettis dialectiques. Les deux nerds de génie tous seuls dans leur garage ? Faux. Il a fallu tout un écosystème de financiers qui ont injecté des tonnes de pognon pour que les inventions existent. L’anticonformiste contre l’Etat ? Faux. La Silicon Valley a massivement été subventionnée de deniers publics et ce dès le départ, surtout par l’armée. Les objets magiques qui sortent comme fabriqués à partir de l’air ? Archi-faux : ils sont fabriqués dans des usines-camps de travail en Asie, dans des conditions de goulags pour travailleurs pauvres qui parfois se suicident à force d’exploitation. Dans ce mythe de l’entrepreneur, quand quelque chose n’est pas complètement mensonger, il s’agit toujours de semi-vérités, de faits alternatifs, de construction d’un récit en fait. L’entrepreneur est avant tout une image, un produit culturel qui met en scène une politique de l’ordre social. Comme l’entrepreneur, c’est à chaque individu de chercher son génie intérieur, “la meilleure version de lui-même”, et à force de travail acharné sur soi, de peut-être parvenir à la réussite et au succès. L’entrepreneur est un modèle pour développement personnel, et c’est à cause de ce mythe que des gens se lèvent à 5 heure du matin pour boire des trucs verts et bizarres, en oubliant toujours de préciser que le meilleur outil de dev perso, c’est d’abord de naître dans un milieu aisé. De Steve Jobs à Elon Musk, le mythe de l’entrepreneur construit un imaginaire du capitalisme qui s’impose au monde entier, pour faire passer les plus amères pilules de l’exploitation et de l’injustice sociale. Derrière le récit, la pauvreté des ouvriers, la prédation sans scrupules, le vol industriel, et les petites manigances et autres bassesses lamentables. Ne nous laissons plus berner par les gourous de la Silicon Valley : ils ne veulent absolument pas notre bien.

thierrymarot
8
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le 22 août 2024

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