Regarder la mort et l'inintelligibilité du monde dans les yeux, tout un programme. Une attitude pleine de droiture et de dignité, pour qui se refuse à vivre d'une quelconque illusion. Cependant, je trouve la démarche de Camus dépourvue d'un certain pragmatisme et toujours empreinte d'un soupçon de douleur indépassée.
Je considère en effet comme tout à fait possible de se laisser aller, pas sur le fond peut-être mais à doses homéopathiques qui agissent comme des stimuli, à des actes de foi (je ne parle pas nécessairement de religion) qui redonnent à l'âme (dont je n'affirme pas nécessairement l'existence positive) une vitalité nécessaire à l'expérimentation que prône Camus lui-même. Cette insatiable volonté de tout vivre, le philosophe l'envisage en effet comme une dernière façon de mener sa vie, celle du collectionneur déterminé à épuiser l'existence dans la seule dimension où il peut la palper ; celle des sens et d'un affect privé de profondeur.
Ce jeu, pourtant, ne peut se mener pleinement si l'arbitrage trop rugueux d'un absurde par lequel la mort rappelle sans arrêt ses droits empêche de s'y laisser prendre tout à fait. En ce sens, peut-être est-ce moi qui interprète mal la teneur des mots de Camus, mais j'y lis une amertume résiduelle et rageante, celle de l'homme brisé dans l'élan même qui le mène à son ultime triomphe sur lui-même. Si la lucidité telle que Camus la ménage au travers d'un parcours spirituel où il conserve tant sa clairvoyance que son intégrité est admirable, il est à mon sens aisé de la maintenir à portée, comme un outil laissé à l'arrière-plan, et de laisser la vie reprendre ses droits dans l'expérience avec la vigilance sereine de celui qui connaît assez ce qu'il voit pour ne pas craindre d'être aisément dupé.
Il y a d'ailleurs, dans ce refus total de transiger, comme la peur et le dégoût de l'homme fatigué d'être ballotté entre sa conscience et son désir de vivre, et se figer face à l'absurde dans une paralysie inverse de celui qui s'abîme dans l'illusion, c'est encore ne pas l'avoir dépassé.
Encore une fois, je me trompe sans doute quant à la véritable attitude d'un Camus connu pour son humanisme et une activité qui démentent complètement la peinture moribonde que je peux en laisser entrevoir. J'aimerais simplement mettre en garde contre une possible lecture incomplète d'une oeuvre dont le pessimisme premier appelle à être dépassé.