La création, l'action, la noblesse humaine, reprendront alors leur place dans ce monde insensé

Pour un essai qui se veut accessible, je ne saurais dire si Le Mythe de Sisyphe atteint pleinement son objectif. Ce n’est pas tant un reproche que je ferais à Camus — dont la plume reste plus limpide que bien d’autres philosophes — qu’à moi-même sans doute, et à mes lacunes philosophiques. Certains passages m’ont parus opaques, presque inaccessibles. Et pourtant, le thème m’a bouleversée, et paru si essentiel que je m’y suis accrochée, quitte à relire le texte deux fois de suite.


J’ai découvert un essai exigeant, mais qui me semble mériter l’effort qu’il demande. Je pressens qu’il faudra encore plusieurs lectures pour en saisir toutes les nuances. Mais déjà, une chose est certaine : cette expérience m’a profondément marquée.


La première partie m’a particulièrement touchée : elle ancre les termes du problème avec clarté et poésie, en nommant ce sentiment d’étrangeté au monde, cette fracture entre l’homme et le réel — l’absurde.


J’ai aimé la voie que Camus trace : une fidélité lucide à cette fracture, un refus des consolations métaphysiques, une mise à distance des philosophies du saut, qu’il voit comme autant de fuites vers un absolu rassurant. Vivre l’absurde, selon Camus, c’est refuser de tricher. Et il y a quelque chose de noble dans cette rigueur.


La section consacrée aux philosophies existentielles m’a cependant laissée plus dubitative. Trop dense, trop allusive parfois, elle aurait gagné à être plus accessible. Camus y critique Kierkegaard, Chestov ou Jaspers, leur reprochant de réintroduire, chacun à leur manière, une forme de transcendance rassurante. J’ai compris l’enjeu, mais j’ai peiné à suivre tous les détours du raisonnement.


En revanche, certains passages ont résonné en moi avec une force que je n’attendais pas. Lorsque Camus fait émerger la beauté au sein de la condition absurde, lorsqu’il affirme qu’« il faut imaginer Sisyphe heureux ». L’image puissante et poétique, et ce n’est pas la citation du roman la plus connue pour rien. Trouver un sens non pas malgré l’absurde, mais au cœur même de lui — dans la répétition, dans l’effort, dans une lucidité tenace — c’est une proposition déroutante, mais profondément humaine.


« Le corps, la tendresse, la création, l'action, la noblesse humaine, reprendront alors leur place dans ce monde insensé ».


Camus nous invite à ne rien attendre, à ne pas mendier de sens caché, mais à accueillir la vie dans ce qu’elle a de plus immédiat, de plus cru, et malgré tout, de plus beau.


Cette voie qu’il propose m’interpelle. Elle a de la cohérence, de l’élégance. Mais est-elle pour autant convaincante ?


La façon dont il écarte le suicide comme solution ne m’a pas entièrement persuadée. Je comprends que, pour celui qui choisit de vivre l’absurde jusqu’au bout, le suicide est une contradiction, une fuite. Mais justement, pourquoi faudrait-il vivre l’absurde jusqu’au bout ? Pourquoi cette exigence serait-elle la seule voie possible ? Camus pose cette fidélité comme un impératif, mais il ne la démontre pas, me semble-t-il.


« Se suicider, c’est avouer. C’est confesser que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. C’est seulement avouer qu’on n’a pas compris. »


Pour moi ce n’est pas suffisant pour réfuter la solution. Je trouve que le thème principal de l’essai (soit disant, le suicide) est éludé au profit de l’absurde. Il n'est qu'un prétexte. Et surtout, il semble réduire la question du suicide à une abstraction métaphysique, alors qu’elle me paraît, avant tout, traversée par des souffrances singulières, complexes, et pas toujours liées à une prise de conscience de l’absurde.


Autre point de trouble : la figure de Don Juan, convoquée comme modèle de fidélité à l’absurde. Un homme sans illusions, qui multiplie les conquêtes, non par goût du mensonge, mais au contraire par refus de toute transcendance. Une morale de la quantité. Je saisis l’audace de cette interprétation mais elle me laisse mal à l’aise. En quoi cette accumulation serait-elle fidèle à l’absurde ? En quoi ce refus du lien ou de la profondeur peut-il nourrir une vie pleine ?


Et puis finalement, Camus, en prônant la fidélité absolue à l’absurde, et puis avec sa révolte, ne fait-il pas lui aussi, d’une certaine façon, une forme de saut ? Je ne me suis pas encore lancée dans la lecture du cycle de la révolte, peut-être qu'elle suffira à répondre à mes interrogations à ce sujet.


Pour conclure, je ne nie pas que l’on puisse trouver de la beauté dans son univers, mais j'ai du mal à m’imaginer Sisyphe heureux.


Même si je n’y ai pas trouvé toutes les réponses que j’espérais, Le Mythe de Sisyphe m’a donné des clefs, et surtout l’élan du questionnement. Il m’a poussée à penser, à douter, à relire. Et pour ça, il est un essai très marquant pour moi.

Sashenkaa
8
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le 17 avr. 2025

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