La rivalité sportive mène parfois au pire, surtout en période de guerre et d’Occupation ! Le nageur juif Alfred Nakache, arrivé en France de Constantine en 1933 pour s’imposer multiple champion, en fait la terrible expérience lorsque, engagé dans la Résistance et dénoncé par Jacques Cartonnet – un autre membre de l’équipe française de natation, lui aussi recordman confirmé mais enrôlé dans la Milice et ardent propagandiste antisémite –, il est déporté à Auschwitz avec sa femme et sa fille âgée de deux ans, aussitôt gazées. Il survit, réussit à se remettre à niveau malgré les séquelles, et, même si un autre homme depuis sa participation aux Jeux Olympiques de Berlin, revient tel un phénix défendre les couleurs françaises à ceux de Londres. Quant à lui condamné à mort par contumace pour collaboration, Cartonnet est arrêté à deux reprises en Italie, mais chaque fois évadé, n’est plus jamais retrouvé.
Ecrivain confirmé en même temps que biographe émérite, Pierre Assouline excelle à faire palpiter la vie sur l’ossature d’une parfaite rigueur biographique. Aussi, quelle figure de roman que cet Alfred Nakache ! Phobique de l’eau, on lui apprend à nager parce que prescrit dans le Talmud. L’enfant vainc sa peur lorsque, pour s’épargner une raclée de son grand-père, il réussit à plonger pour récupérer ses chaussures jetées à l’eau par des galopins. A défaut de style à ses débuts – lors de sa première compétition, il finit même dans le couloir de nage du voisin –, sa force et son entraînement acharné dans les bassins lui valent bientôt le surnom d’Artem : le poisson en hébreu.
Il est acclamé champion à une époque où la persécution contre les Juifs ne cesse de croître, et, le premier camp de concentration déjà ouvert depuis trois ans à Dachau, il porte haut les couleurs de la France aux Jeux Olympiques de Berlin. Interdit de souiller l’eau des piscines françaises par sa « youtrerie », « ce vil personnage » qui, selon une certaine presse, « relève pour le moins du camp de concentration », continue jusqu’en 1942 à battre les records et à maintenir sa popularité auprès de la majorité du public. Finalement « déporté politique » pour « propagande antiallemande », il doit sa survie à son exceptionnelle condition physique, à son mental de résistant – il devient le « nageur d’Auschwitz » parce qu’un jour contraint par ses gardiens de plonger dans le bassin de rétention du camp, il les défie ensuite en continuant à venir y nager à leur insu –, et aussi à son affectation à l’infirmerie plutôt qu’aux kommandos de travail. Comble du comble, cela lui vaudra après-guerre des soupçons de servilité envers les Allemands. Il se sera même jamais reconnu déporté-résistant comme ses camarades de combat.
Avec un sens du détail qui nous en apprend encore à chaque page sur ces terribles années trente et quarante, en particulier sur la France antisémite, sur les enjeux politiques des Jeux Olympiques de Berlin et sur l’inconcevable réalité des camps de concentration, Pierre Assouline rend un hommage aussi saisissant que bouleversant à cet homme hors du commun si injustement oublié, un homme-poisson qui vaut l’occasion à l’écrivain de passages magnifiques sur l’art de nager et de vivre.
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