La volonté de mettre en lumière la relation entre le national-socialisme hitlérien et l'Antiquité revêt une importance significative, particulièrement là où le grand public tend à réduire le nazisme à une idéologie de haine pure, dénuée de toute autre ambition que celle de conquête et d'extermination des peuples non inclus dans la matrice raciste d'Hitler. Il est crucial de reconnaître que le nazisme constitue en réalité une vision du monde enracinée dans l'histoire. Johann Chapoutot, un éminent spécialiste du nazisme, a réussi à inscrire son sujet d'étude dans le cadre de l'histoire culturelle, soulignant ainsi l'importance de l'appropriation sophistiquée de l'Antiquité gréco-romaine aux fins de défense de la race "indogermanique" dans la culture nazie. Un sujet tout prêt pour les admirateurs de la cinéaste Leni Riefenstahl, dont on se souvient du long-métrage Olympia, consacré aux Jeux Olympiques de Berlin.
Cependant, cette entreprise était peut-être trop vaste, ses ramifications étant si vastes qu'elle exigeait d'aborder plusieurs questions complexes. Tout d'abord, il était nécessaire d'examiner l'ancienneté et la profondeur du lien entre l'hellénité et la germanité, la Grèce ayant été investie, dès l'époque de l'historien de l'art Winckelmann, d'une dignité "matricielle" qui conférait à tout ce qui était grec à la fois une source et un modèle. Ensuite, il était indispensable d'analyser le rôle joué dans l'exaltation de ce lien par les figures emblématiques de Hölderlin et Nietzsche, notamment les distorsions introduites dans la réception de ce dernier par la sœur du philosophe, Elisabeth, suite à son mariage avec le pangermaniste et antisémite Bernhard Förster. De plus, il était crucial de prendre en compte le statut particulier accordé en Allemagne aux études indo-européennes, ainsi que l'influence exercée dans la réactivation de l'idéal hellénité-germanité par le cercle du poète Stefan George. Enfin, il importait d'étudier, dans le contexte de l'alliance italo-allemande, les nombreux articles d'un "passeur" tel que Julius Evola, défenseur éminent d'une Rome antique aux origines nordiques, tout aussi chère aux nazis que la Grèce - chose que l'historien Pierre Milza a faite.
Sur tous ces points, ainsi que sur d'autres de moindre importance, Chapoutot se montre peu prolixe, voire carrément silencieux. Il omet presque totalement de discuter de la vision de la Grèce présente chez le philosophe national-socialiste Alfred Bauemler, dont le niveau de réflexion n'a jamais été remis en question au point qu'il est encore cité, lui ainsi que ses ouvrages, parmi les spécialistes de Nietzsche. Au lieu de cela, Chapoutot se concentre sur l'analyse d'un grand nombre de brochures éducatives nazies, qu'il mentionne avec un excès de précision qui peut sembler excessif, en fournissant des références étalées sur quatre lignes voire plus (comme on peut le voir dans les références interminables d'une brochure portant sur le règne d'Auguste).
Ce qui peut être reproché à l'auteur de cette "somme magistrale" (qui se révèle être un pavé assez indigeste et décevant), c'est sa tendance à exhiber tout au long de son ouvrage les travers qu'il attribue à tous les universitaires allemands ayant rallié le nazisme : le carriérisme et la production académique standardisée. Chapoutot semble se livrer à une omission intentionnelle et sélective de certaines sources et références. Par exemple, le remarquable ouvrage de George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, n'est jamais mentionné, même pas dans la bibliographie générale, alors que d'autres ouvrages du même auteur, moins pertinents par rapport au sujet, y sont inclus. Deux livres d'Ernst Nolte, pour lesquels une traduction française existe, ne sont référencés qu'en version originale (Le fascisme dans son époque), et enfin, deux ouvrages considérés comme des classiques reçoivent un traitement inégal : l'un est mentionné uniquement dans sa version originale (celui de Nicholas Goodrick-Clarke) et l'autre est tout simplement passé sous silence (celui d'Armin Mohler), probablement en raison de l'affiliation de l'éditeur (Pardès) à ce que l'on qualifie généralement d'"extrême droite" en France.
Pour un normalien agrégé d'histoire, de tels agissements semblent plutôt déloyaux. Au cours de ses années en tant que doctorant, Chapoutot semble avoir assimilé les codes du conformisme académique et s'être plié aux normes qui régissent les cercles universitaires et leur structure hiérarchique. Une lecture attentive de son livre ne révèle guère de réflexions novatrices, de jugements non conventionnels, ou de références qui se distinguent de l'ordinaire bibliographie. Cette stratégie semble être dictée par une préoccupation carriériste.
Privilégiez donc plutôt la lecture de George Mosse sur le sujet du rapport du nazisme à l'Antiquité, un ouvrage intellectuellement plus honnête et instructif.