Je me suis lancé dans cette lecture sans préjugé, étant donné que le drame qui se produit à Gaza, à l'heure où j'écris ces lignes, est dans toutes les têtes depuis plusieurs mois, j’ai voulu comprendre ce qui motivait les partisans de la cause palestinienne. Il est probable que ceux qui me liront auront un tropisme en faveur de la cause palestinienne, sans quoi ils ne seraient sans doute pas venu consulter la page SensCritique de ce livre. Je me suis d’ailleurs aperçu, lors de mon fichage de cette lecture, que le média d’extrême gauche Blast a produit une vidéo dédiée à Ilan Pappé, nul doute que certains membres seront parvenus jusqu’ici par l’intermédiaire de cette vidéo. Pour ma part, n’étant ni juif, ni arabe, israélien, palestinien, ou musulman, je n’ai pas d’opinion sur le sionisme. Je pense qu’il appartient seul aux Juifs de dire si le projet d’un Etat socialiste athée tel qu’il fut conceptualisé par Theodor Herzl était quelque chose de bon, et je sais qu’il a existé bon nombres de juifs honorables dans l’Histoire qui ont argumenté en défaveur de cette idée (Martin Buber, l’Alliance israélite universelle) , à l’origine chrétienne (de Cromwell à Churchill père et fils), sans qu’il y ait un soupçon d’antisémitisme, à cet égard je les distingues des orthodoxes extrémistes comme les groupes Naturei Karta, et autres, qui vont jusqu’à nier la Shoah.
Bref, passé ce liminaire, dans la compréhension de ce conundrum que constitue le conflit Israël - Hamas commencé en 2023, il convient de s’intéresser aux éléments idéologiques qui ont permis que le 7 octobre soit possible. En effet, pour beaucoup, que ce soit dans le monde arabo-musulman ou dans les sphères d’extrême gauche occidentale, ces événements du 7 octobre constituent un acte de résistance. Pour quelle raison ? Tout simplement parce qu’un narratif bien rodé du nationalisme palestinien a perçé dans leur esprit. Ce livre a contribué à la propagation du mythe. Ce mythe, c'est celui du péché originel d'Israël. Ce péché qui lui vaut d'être éternellement blâmé, remis en cause au niveau de sa légitimité, et surtout, attaqué par des voisins hostiles et des organisations terroristes de toute part : Hamas, Hezbollah, JIP, divers groupes armés, même l'armée rouge japonaise de Fusako Shigenobu, groupuscule responsable de l'attentat de Lod en 1972, et bien sûr de nombreux pays souhaitant rayer Israël de la carte. Aujourd'hui, le slogan "from the river to the sea" est repris par des étudiants de gauche occidentale, globalement trop peu renseignés pour en comprendre le sens.
Il faut prendre ce livre tel qu'il est, c'est-à-dire un livre d'histoire militant du nationalisme palestinien. On peut accepter d'adhérer au roman national, ou non. Mais cela ne vaudra jamais un véritable livre d'histoire dont le contenu fut validé scientifiquement. En ce qui me concerne, j'opte pour une analyse de cette historiographie propalestinienne, voir quels sont les, je fais le choix de me référer aux historiens jugés comme étant les plus sérieux. Cette historiographie est celle des "nouveaux historiens" qui fut très populaire précisément dans les années 1990, avec comme fer de lance l'éminent Benny Morris, qui est sans doute l’historien le plus sérieux, dont je recommande la lecture de son très bon livre 1948 et après ? et qui a émis des critiques académiques très sévères à l’égard de son collègue Ilan Pappé (historien trotskiste) dont il est question ici. Le bienfait de ces nouveaux historiens aura été de mettre en avant des éclaircissements intéressants sur des responsabilités israéliennes négligées quant à l’exode de 1948. Cependant, contrairement à Ilan Pappé, certains comme Benny Morris, contextualisent fort bien ces événements. Sa liste contextualisée des villages “ethniquement nettoyés” est impressionnante.
Quel est le contexte de cette affaire des réfugiés palestiniens de 1948 ? Au cours de la première guerre israélo-arabe en 1948, la “Guerre d’indépendance” (du point de vue israélien) qui fut la conséquence du rejet arabe du plan de partition de la Palestine voté par l’Assemblée générale des Nations unies de 1947, entre 600 000 et 700 000 Arabes de Palestine ont fait le choix (plus ou moins forcé) de l’exode terrorisés par les affrontements violents (ainsi que le massacre de Deir Yassine perpétré par l’Irgoun) et sensibles aux appels des dirigeants arabes qui leur promettaient un retour rapide et triomphal après l’inévitable victoire des armées arabes contre une poignée de Juifs. Telle est l’origine de la question des “réfugiés”, massivement partis vers le Liban, la Syrie, Gaza, la Cisjordanie et la Transjordanie. Israël refusera alors le retour de ces réfugiés, doutant de leur loyauté, mais acceptera néanmoins 100 000 d’entre eux (sous la pression américaine), lors de la conférence de Lausanne en 1949, notamment à la condition que les Etats arabes signent une paix définitive. Malheureusement, ce ne sera pas le cas - ce qui arrangeait probablement Israël, puisqu’ils ont pris conscience que ces réfugiés leur étaient hostiles dans un pays encore exsangue.
Cependant, là où Ilan Pappé et ses partisans tombent dans l’idéologie, c’est en construisant un modèle de type complotiste pour expliquer le départ de la population arabe par une conspiration des Juifs sionistes - devenus Israéliens depuis le 14 mai 1948 - qui auraient exécuté un plan visant à mener des actions terroristes (ciblant les populations civiles) pour forcer le maximum d’Arabes palestiniens à fuir. L’exode aurait donc été une expulsion de masse, dénoncée comme un scandale absolu. C’est une projection qui entraîne une inversion de la vérité historique. L’historien Benny Morris rappelle que Azzam Pacha (secrétaire de la Ligue arabe), Ahmed Choukeiri et le Mufti de Jérusalem prévoyaient eux-mêmes l'extermination des Juifs.
Il convient alors de nuancer un peu la situation sur le plan de la véracité historique : les Israéliens ont longtemps affirmé que les gouvernements arabes avaient encouragé la population arabe à partir temporairement afin de faciliter l'élimination du projet sioniste. Cela s'est vérifié à Haïfa en avril 1948, où le maire de la ville, Shabbetaï Lévy, et les autorités juives ont fait des efforts désespérés pour convaincre les Arabes de rester. Cependant, le Comité national local et le Haut Comité arabe ont pris une décision différente, et environ 60 000 Arabes ont suivi leurs instructions et quitté la ville. Mais Haïfa était déjà sous contrôle israélien, et généraliser ce cas à d'autres situations est trompeur. Ailleurs, là où les combats faisaient rage, comme dans la plaine du Sharon, dans la région de Lod-Ramleh, de Latroun, et dans le corridor de Jérusalem, la population arabe n'avait pas besoin d'encouragements pour partir. L'avancée des forces juives, la peur des représailles, et les rumeurs diffusées par la propagande arabe sur la férocité et l'inhumanité des sionistes étaient largement suffisantes pour provoquer leur départ. Le massacre de Deir Yassin constitue une exception dans l'histoire des guerres d'Israël. La Haganah a condamné le massacre, et le gouvernement a arrêté les officiers responsables. Cependant, l'impact psychologique de cet événement est immense ; transmis de bouche à oreille, de village en village, le récit prend des proportions mythiques. Les paysans, sachant comment leurs propres "irréguliers" ont traité les civils juifs dans des dizaines d'opérations similaires à celle de Deir Yassin, s'attendent naturellement au pire. Ainsi, la peur s'installe dans les cœurs arabes, se transforme en terreur, puis en panique, et des villages entiers se vident de leurs habitants avant même l'arrivée des troupes juives. Dès la fin de la première trêve, les Juifs changent de politique ; non seulement ils cessent de persuader les Arabes de rester, mais à Lod et Ramleh, ils les expulsent par la force, et ailleurs, ils effraient délibérément la population en répandant des rumeurs fantaisistes. La guerre modifie les enjeux : les Juifs comprennent le danger potentiel d'une population nombreuse et hostile dans un pays épuisé qui lutte pour sa survie.
Cette dernière considération est abusivement sollicitée dans le livre d'Ilan Pappé, ce qui n'est pas honnête intellectuellement, il fait fi de tout contexte essentiel, en plus de ne jamais sourcer ses affirmations les plus choquantes. Depuis, l'historiographie s'est considérablement renouvelée positivement en faveur de certaines vérités, qu'elles soient dérangeantes pour Israël ou pour les mouvements propalestiniens.
La plupart des personnes qui citent le livre d'Ilan Pappé affirment que la politique israélienne actuelle est une continuation de la Nakba, considérant la guerre menée par Israël contre le peuple palestinien comme "génocidaire". L'utilisation du terme "génocide" n'est pas innocente, car elle évoque les atrocités subies par les Juifs d'Europe et souhaite mettre dos à dos, à équivalence, la Nakba et la Shoah. Pour mieux comprendre cette perspective, il est souvent recommandé de se référer à ce livre. Cependant, un point important est souvent négligé dans le débat public : les historiens n'ont pas la prérogative de définir ce qu'est un génocide, qui est un concept relevant du domaine politico-juridique. Il y a à ce jour quelques génocides reconnus comme tel : le génocide des Arméniens, des Héréros et des Namas de Namibie, la Shoah, le génocide de Srebrenica et celui des Tutsis. De toute façon, j’ai acquis l’intime conviction que la délicate notion de “génocide” en histoire est néfaste dans les débats publics, puisqu’il permet de minimiser des massacres qui n’ont pas l’étiquette de l’horreur absolue de “génocide”. Il sert à évacuer la complexité du réel et à poser une vision manichéenne, alors qu'on parle souvent de guerres civiles, où les choses sont brouillées.
C’est probablement pourquoi Ilan Pappé utilise le terme de nettoyage ethnique. Là encore, je suis réservé. Employer des termes comme "nettoyage ethnique" ou "épuration ethnique" pour décrire les déplacements de population de 1947-1948 est anachronique, car ces expressions ne sont apparues qu'avec les conflits des années 1990 en ex-Yougoslavie. Juste après la Seconde Guerre mondiale, on envisageait encore le déplacement de millions de personnes comme une solution aux conflits internationaux : en quelques mois, 3 millions de Sudètes (Tchécoslovaquie), 7 millions d'Allemands des territoires situés à l'est de l'Oder et de la Neisse, désormais en Pologne, et près de 2 millions d'autres territoires (Hongrie, Yougoslavie), soit un total de 12 millions de personnes, furent forcés à l'exode dans des conditions épouvantables. Beaucoup périrent en route de faim, de maladie ou de mauvais traitements. Les survivants furent absorbés par une Allemagne en ruines. De même, la partition du sous-continent indien par les Britanniques en 1947, séparant l'Inde hindoue du Pakistan musulman, entraîna le déplacement de plus de 7 millions de personnes et la mort d'un million d'autres dans ce nettoyage à grande échelle, alors qu'ils tentaient de rejoindre leurs coreligionnaires. La Nakba ne peut être une équivalence de la Shoah, en revanche, on pourrait aisément la comparer à l’éviction des Juifs de l’Orient arabe qui s’est déroulée pour l’essentiel entre 1945 et 1960 : près d’un million de Juifs furent contraints au départ, dont 700 000 ont rejoint l’Etat d’Israël après avoir préalablement été spoliés de leurs biens.
Il faut également noter que, malgré le drame humain du déracinement, à l'époque, les victimes pouvaient le percevoir comme temporaire et leurs adversaires comme réversible. Quitter Lod pour aller à Jéricho ou traverser le Jourdain, c'était se déplacer au sein du même espace culturel, linguistique et affectif – du même pays. Bien sûr, cela ignorait l'attachement des fellahs à leur terre, des citadins à leur maison, et de toute une communauté à un pays perdu. Cela dit, il est vrai que le nationalisme spécifiquement palestinien naîtra dans les camps de réfugiés ; en attendant, c'était le nationalisme grand-syrien ou panarabe qui prévalait. Cela a probablement contribué au relâchement collectif des Arabes palestiniens, alors que, pour les Juifs, la question ne se posait pas : c'était la résistance ou la noyade, sans espoir de rémission. Cependant, la raison principale est ailleurs ; elle réside dans les structures socio-politiques de la communauté arabe en Palestine. Il s'agissait d'une société semi-féodale, fortement hiérarchisée, où les loyautés claniques étaient vivaces et les notables tout-puissants, un peu comme dans la France prérévolutionnaire. Or, ce sont précisément les notables, les Husseini, et leurs pairs, qui ont fui les premiers, abandonnant derrière eux des masses désorganisées et désemparées. Une fois partis, après avoir délibérément saboté toute chance de compromis, les structures de cette société se sont effondrées, provoquant, par vagues sous l'effet accumulé de la "grande peur", l'exode des plus modestes.
Puisqu'on parle d'Husseini, autre preuve que l’ouvrage semble souvent écrit du strict point de vue d’un nationaliste palestinien : ce sont ses différents passages empathiques à l’égard du Grand Mufit de Jérusalem, il ignore également la dimension djihadiste de la “révolte arabe”, ses aspects progromiques, etc., tout cela est mis entre parenthèse par Pappé, qui ne veut voir dans le mufti qu’un leader nationaliste palestinien en lutte contre le sionisme. Cet homme a été sauvé par le Quai d’Orsay et n’a jamais comparu à Nuremberg. Aucun autre individu n'a exercé autant d'influence au Moyen-Orient entre les deux guerres que ce membre d'une grande famille féodale palestinienne. En tant que Mufti de Jérusalem et président du Conseil supérieur musulman, il a été pendant des années le leader de la résistance arabe à la colonisation sioniste. Durant la Seconde Guerre mondiale, aucune autre autorité musulmane ne s'est autant compromis avec les nazis. Depuis Berlin, où il s'est installé en 1943, le Grand Mufti a diffusé pendant des mois des propos antisémites venimeux et incendiaires, incitant à la violence, sur les ondes des radios allemandes relayées à Berlin, Zeesen, Bari, Rome, Tokyo et Athènes (voir Raoul Hilberg sur ce sujet). Il fut le véritable artisan de la guerre destructrice de 1948, souhaitant continuer ce qu'il avait commencé, lorsqu’il incitait les hauts dirigeants nazis, entre 1942 et 1944, à étendre au Proche-Orient les assassinats de masse des populations juives, et bien évidemment, Ilan Pappé n'en parle pas, voire minore considérablement sa responsabilité.
Le récit fait par Ilan Pappé de cette question des réfugiés palestiniens montre comment s’opère la construction d’un thème de propagande à partir d’un fait historique mésinterprété et instrumentalisé : l’exode massif des Arabes de Palestine est interprété dans le livre comme un exil forcé mû par des volontés criminelles, une expulsion violente mise au compte d’une forme de “colonialisme”, il est ensuite assimilé à un “nettoyage ethnique” impliquant une forme de “racisme”, pour finalement être dénoncé comme un “crime contre l’humanité” ou un “génocide” accompagné d’un “ethnocide”. Parallèlement à la création d’un vocabulaire usuel de la stigmatisation maximale, utilisable par le discours palestinien de propagande, on observe une mythologisation de l’événement-catastrophe censé être fondateur de la cause palestinienne. A l’événement fondateur est donné un nom qui l’inscrit dans l’ordre du mythe : la Nakba. Depuis 1994, le 14 mai, le jour de la proclamation d’indépendance de l’Etat d’Israël, est ainsi devenu pour ses ennemis le jour de la commémoration de la “tragédie” palestinienne.
Les sources du livre sont souvent inexistantes, des propos sont cités, sans sources, par exemples les propos cités du ministre israélien Shitrit aurait déclaré en août 1948 à propos des réfugiés palestiniens : "Disons au moins que cette confiscation est un échange contre les biens qu’ont perdu les Juifs du monde arabe quand ils ont émigré en Palestine". Pas de sources. Et il en est ainsi pendant plusieurs pages sur plusieurs citations. Il y a là un vrai problème de méthodes qui traduit une volonté militante désormais assumée.
En outre, je recommande vivement de ne pas perdre de temps en lisant ce livre, fidèle à la mauvaise réputation académique de cet historien. Pappé était fermement anti-sioniste, et son travail est constamment critiqué pour ses exagérations et la fabrication de "faits" - donc il a inventé une grande partie de ce qu'il essayait de dire - ce qui est en fait bien! Parce qu'il était un homme libre dans une société libre, il a pu élaborer ses histoires sans censure ni crainte de poursuites - une liberté d'expression qui n'a jamais existé dans aucun pays arabe moderne. Donc, par sa simple existence en tant que société libre, la naissance d'Israël a créé un espace où ses conflits et contradictions internes orageux pouvaient être entendus et délibérés sur leurs mérites. Il vous sera difficile de trouver des œuvres aussi contentieuses publiées dans une société arabe.
Une question maintenant, qui mérite d’être approfondie : s'il y avait un plan pour nettoyer ethniquement Israël - pourquoi a-t-il échoué si spectaculairement ? Israël est composé de 21% d'Arabes musulmans - la plus grande minorité arabe de tous les pays du monde - cela n'a pas beaucoup de sens, n'est-ce pas? C'est une chose de suggérer qu'il y avait ce motif diabolique mais ensuite ne rien dire sur les résultats...?