Considéré à son lancement comme un fleuron de la navigation moderne, le paquebot Georges Philippar n’en coula pas moins après un incendie survenu au large d’Eden, alors qu’en mai 1932, il s’en retournait de sa croisière inaugurale à destination du Japon. Quarante-neuf passagers y laissèrent la vie, dont le journaliste Albert Londres. Pierre Assouline nous embarque dans ce tragique voyage, aux côtés d’un personnage fictif, Jacques-Marie Bauer, libraire spécialisé en livres anciens, toutefois très discret sur le véritable motif de son déplacement.
Dès l’embarquement à Marseille, commence une série d’incidents techniques qui font gloser les passagers, chacun ayant clairement à l’esprit la série noire du Titanic, du Lusitania, du Britannic et du Fontainebleau. Mais, de même que l’Europe vogue alors au-devant d’une catastrophe dont on pressent de plus en plus sûrement les inquiétants contours en refusant d’y croire encore, la petite société enfermée dans son huis clos flottant choisit de se rasséréner en n’écoutant que les ronronnantes réassurances du personnel de bord et en se pelotonnant dans le confortable raffinement d’une première classe qu’elle voudrait croire à l’abri de toute menace.
Tuant le temps à « bastinguer » face à la mer, à s’observer les uns les autres et à débattre sans fin dans un entre-soi, certes cosmopolite, mondain et cultivé, mais si replié sur lui-même et ses privilèges qu’il n’a même aucune idée des invisibles deuxième et troisième classes, ne parlons donc pas des réalités du monde, cette élite qui se veut éclairée vit suspendue dans ce faux calme qui précède la tempête, sans savoir comment réagir. Et pendant qu’elle étouffe ses pressentiments dans le déni ou s’enflamme sporadiquement dans de stériles prises de bec, elle s’achemine inexorablement vers un double naufrage annoncé, celui d’un paquebot dont on préfère ignorer les évidentes malfaçons, et celui d’une Europe incapable de se positionner face à la montée d’un nationalisme prêt à la jeter dans la barbarie.
Récit historique, Le paquebot est surtout un remarquable roman d’atmosphère, peuplé d’une galerie de portraits magnifiques, et merveilleusement rédigé dans la langue soignée d’un érudit un peu plus lucide que ses congénères parce ses lectures de La Montagne magique de Thomas Mann lui font entrevoir le gouffre qui les guette tous dans leur attente confinée. Il est aussi une puissante métaphore, questionnant nos réactions face à la montée des nationalismes, d’hier comme d’aujourd’hui.
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