La publication de dernière œuvre de Cormac McCarthy aura précédé de quelques mois la mort de cet immense écrivain. Il s’agit d’un diptyque romanesque dont Le Passager constitue la première partie. Ainsi, nous aurons dû patienter 16 longues années après le succès retentissant de La Route pour que paraisse enfin ce que, vu les circonstances, on serait tenté d’appeler un testament littéraire. A priori, le roman n’a pas vraiment de rapport avec le scénario post-apocalyptique du précédent. Encore que … Si l’action se déroule, non dans un futur proche mais durant les eighties, l’univers dans lequel évoluent les personnages a tout d’une dystopie née à la fois du chaos provoqué par la seconde guerre mondiale et de l’horreur du cataclysme nucléaire. Quant à la trajectoire du héros , elle épouse bien celle d’un survivant condamné à l’errance, seul dans un monde dénué de sens et de repères.
Bobby Western est le fils d’un scientifique qui a contribué à la conception et à la fabrication de la bombe atomique. Ses parents se sont connus à Oak Ridge, là où dans le plus grand secret étaient menées les recherches sur la fission nucléaire. C’est sûr, il y a des existences qui débutent sous de meilleurs auspices.
« (…) il était pleinement conscient qu'il devait son existence à Adolf Hitler. Que les forces historiques qui avaient intégré à la grande tapisserie sa vie tourmentée étaient celles d'Auschwitz et d'Hiroshima, les deux catastrophes jumelles qui avaient scellé à jamais le destin de l'Occident. »
Cette malédiction, Bobby la partage avec Alicia, sa jeune sœur, surdouée comme lui, peut-être plus encore mais mentalement fragile. Chacun des chapitres s’ouvre d’ailleurs par un passage en italique qui reprend les conversations de la jeune schizophrène avec les entités qui peuplent son cerveau malade. Un soir, alors qu’elle n’avait que 13 ans, elle interprète pour son frère le rôle de Médée, un personnage dont la portée symbolique ne me semble pas anodine, l’allusion à l’infanticide pouvant être mis en relation avec le pessimisme des protagonistes (la jeune fille, elle-même encore presque une enfant, choisira d’ailleurs le jour de la Nativité pour mettre un terme à son existence) mais également celui d’une génération profondément marquée par le No Future, par une absence de perspectives pouvant expliquer le sentiment que donner la vie serait bien la dernière chose à faire. Quoi qu’il en soit, cette soirée changera à tout jamais la destinée du jeune homme.
« Il était en deuxième année de doctorat à Caltech et en la regardant ce soir d’été il comprit qu'il était perdu. Son cœur s'emballait. Sa vie ne lui appartenait plus. »
Désormais lié à sa sœur par un amour réciproque, aussi violent que platonique, Bobby assistera, impuissant, au naufrage de la jeune femme dans la folie, incapable de la protéger de ses démons intérieurs et d’empêcher un suicide annoncé de longue date. Ainsi, aux fautes paternelles viennent s’ajouter les siennes propres et Bobby, fils et amant maudit, incapable de surmonter son chagrin, n’en finit pas de sombrer. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il finit par devenir plongeur de récupération, lui qui craint pourtant les profondeurs, s’enfonçant dans « des ténèbres qu'il ne conçoit même pas ». C’est au cours d’une de ses plongées qu’il fait une étrange découverte dans l’épave d’un avion qui s’est perdu en mer avec ses occupants: un des passagers manque à l’intérieur de la carlingue, sans qu’on sache ce qu’il est devenu. Apparemment, l’avion aurait été fouillé avant l’intervention des plongeurs, la boite noire a disparu. Peu de temps après, Bobby reçoit la visite de fédéraux très intrusifs qui semblent vouloir l’intimider, tandis que son appartement est fouillé de fond en comble (et ce n’est qu’un début…) Lorsqu’un des plongeurs qui l’accompagnaient trouve la mort, Bobby sent confusément la menace se rapprocher, même si, détaché de tout, il a du mal à la prendre au sérieux ; il se met dès lors à fuir sans savoir ce qui lui est exactement reproché. Commence une cavale qui le conduit de motels miteux en abris de fortune dans des lieux reculés, en passant par la maison de sa grand-mère, dernier rempart mémoriel d’un passé dont il ne reste que des cendres, tous les documents concernant sa famille et notamment les carnets de son père ayant mystérieusement disparu lors d’un cambriolage. Souvent seul, il lui arrive pourtant de converser avec des amis qu’il croise en chemin, la plupart aussi paumés que lui, abordant des sujets aussi disparates que la physique quantique (si ce n’est pas votre came, je ne saurais trop vous conseiller de lire ce passage en diagonale plutôt que de décréter que le roman est incompréhensible, comme j’ai pu le lire), l’assassinat de JFK, la guerre au Vietnam, le sens de la vie ou l’irrémédiable opacité du monde, brossant le portrait d’une Amérique désenchantée et crépusculaire à l’image de son existence vouée au non-sens.
Cormac McCarthy peint dans cet avant-dernier roman un tableau bien sombre de la condition humaine que n’aurait sans doute pas renié Pascal : perte de l’innocence originelle, limites épistémologiques, exil dans un univers où « le Mal n’a pas de solution de repli. Il est tout bonnement incapable d'envisager l'échec ». A tel point que, selon une des entités qui hantent l’esprit tourmenté d’Alicia, en venant au monde les enfants hurleraient de désespoir, rien que ça! Pour autant, il émane de ce road trip lucide et mélancolique un sentiment d’humanité, de fraternité, voire de légèreté par endroits. Entre ces intarissables discoureurs, ces losers magnifiques, ces naufragés à la dérive, se tissent des liens qui, même distendus, demeurent toujours bienveillants. « Prends soin de toi » : cette phrase qui revient à plusieurs reprises témoigne de la réelle sollicitude des uns envers les autres, même s’ils se voient de loin en loin. Un bon repas, un verre de vin partagé avec un ami, voire un inconnu dans la chaleur d’un soir d’été, quelques traits d’humour désenchanté, des mots échangés qui s’approfondissent parfois en considérations sur la destinée humaine voire l’existence de Dieu montrent que si nous sommes fichtrement mal embarqués et que le navire de nos existences flirte dangereusement avec les gouffres amers, la voie de l’apaisement voire d’une forme de sérénité reste ouverte à ceux qui perçoivent un frère humain dans leurs compagnons d’infortune. Après tout, comme l’écrivait le philosophe Paul Watzlawick à peu près à l’époque où les fait se déroulent, « la situation est désespérée mais elle n’est pas grave ».