Cormac McCarthy n’avait plus rien publié depuis l’immense succès de son post-apocalyptique La route, en 2008. Quelques mois avant sa mort, à quatre-vingt-dix ans, paraissent quasi simultanément ses deux ultimes romans, Le passager et Stella Maris : un diptyque mélancolique et crépusculaire, mettant en scène un frère et une sœur hantés par leur filiation à l’un des inventeurs de la bombe atomique.
Nous sommes en 1980. Bobby Western a tout du pauvre cow-boy taiseux qui traîne sa solitude au long de vicissitudes parfois bien fâcheuses. Ancien doctorant en physique qui a tout plaqué pour devenir un temps coureur automobile en Europe, il approche la quarantaine et, désormais plongeur professionnel, loue ses services pour toutes sortes d’explorations et de travaux en eaux profondes. Cette fois, il plonge au large de La Nouvelle-Orléans, là où un avion s’est abîmé avec ses dix passagers. Sauf qu’un cadavre manque à l’appel et que la boîte noire a disparu. Que, dans la foulée, alors que la presse reste silencieuse sur le crash, son appartement est visité, son collègue meurt, et la police comme le fisc se mettent à lui chercher noise. Alors, Bobby prend la clé des champs, fuyant avec d’autant plus d’empressement ces mystères par trop menaçants qu’ils ne font que s’ajouter au poids d’un passé aux allures de malédiction.
En effet, à mesure que la narration progresse sans jamais éclaircir les événements qui s’accumulent, irrémédiablement opaques, l’on réalise bientôt qu’un trouble climat de culpabilité familiale flotte sur la narration comme un nuage radioactif. Un amour interdit liait Bobby à sa jeune sœur Alicia, précoce génie des mathématiques atteinte de schizophrénie paranoïde dont il apparaît que ce sont ses hallucinations qui ouvrent chaque chapitre en si étranges et déroutants passages en italique. Alicia s’est suicidée dix ans plus tôt et son fantôme n’en finit pas de hanter son frère. Tout comme les sinistres ombres laissées en héritage par leur père physicien, contributeur au développement de la bombe nucléaire.
« Western était pleinement conscient qu’il devait son existence à Adolf Hitler. Que les forces historiques qui avaient intégré à la grande tapisserie sa vie tourmentée étaient celles d’Auschwitz et d’Hiroshima, les deux catastrophes jumelles qui avaient scellé à jamais le destin de l’Occident. » Dans son errance, Bobby ne fuit pas seulement sa propre situation, il fuit l’absurdité et la folie du monde, désaxé et en totale pertes de repères ; un monde qui a su mettre la science au service de l’horreur et de la destruction, mais pas de sa propre compréhension : « Une fois qu’une hypothèse mathématique est formalisée en une théorie, (…) on ne peut plus nourrir l’illusion qu’elle offre un réel aperçu du cœur de la réalité ». « Toute réalité est perte et toute perte est éternelle ». Et notre protagoniste dépité de citer Kant qui ne voyait dans la mécanique quantique que « tout ce qui échappe à nos facultés de connaissance », tandis qu’un de ses interlocuteurs lui déclare un jour qu’il croit « qu’on arrive au bout » et « qu’il y a des chances qu’on soit encore de ce monde pour le voir se mouiller le bout des doigts et se pencher pour dévisser le soleil. »
C’est ainsi que, mêlant une noire histoire nourrie des traumatismes de l’Amérique, entre bombes atomiques, guerre du Vietnam et assassinat de JFK, à une sorte de débat scientifique dans un contexte globalement contaminé par l’étrangeté de la folie, le célèbre écrivain nous livre un testament éperdument sombre et nihiliste, pourtant non dénué d’une certaine sérénité et d’un humour pince-sans-rire dans son désabusement : une œuvre complexe, dense, très informée, qui pourrait paraître ardue et déroutante si elle n’était si fascinante.
« Tout le bien du monde ne suffit pas à effacer une catastrophe. Seule une pire catastrophe parvient à l’effacer. »
« La vérité du monde constitue une vision si terrifiante qu’elle fait pâlir les prophéties du plus lugubre des augures que la Terre ait jamais portés. Une fois qu’on l’a admis, l’idée que tout cela sera un jour réduit en poussière et éparpillé dans le néant devient moins une prophétie qu’une promesse. »
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