« Cet automne-là, j'ai appris que l'homme peut franchir le trait qui
le sépare de la mort alors que son corps est encore vivant. Il y a
encore en vous, quelque part, du sang qui coule mais,
psychologiquement, vous êtes déjà passé par la préparation qui précède
la mort. Et vous avez déjà vécu la mort elle-même. Tout ce que vous
voyez autour de vous, vous le voyez déjà comme depuis la tombe, sans
passion. »



Un service de cancérologie d'un hôpital de Tachkent, Ouzbékistan, en pleine URSS des années 50. Et ce pendant 750 pages. A priori il faut être maso pour lire un tel roman. Peut-on imaginer une situation plus sinistre ?
Et ces propos de Kostoglotov, l'un des personnages principaux du roman, ne rajoutent pas de gaieté, loin de là. Par sa narration, Soljenitsyne transforme ce Pavillon des cancéreux en la réplique presque parfaite d'un goulag : des personnages qui sont enfermés pour un temps indéterminé, tous vêtus de la même façon (une sorte d'informe blouse de femme), entre la vie et la mort ou attendant franchement de mourir, sans savoir précisément qui en sortira vivant... Kostoglotov (dont Soljenitsyne avoue qu'il est assez directement inspiré de lui-même), ancien zek (détenu du goulag), ne s'y trompe pas et fait plusieurs fois le parallèle.


Un parallèle qui, dans les deux derniers chapitres, va contaminer l'ensemble du pays : le même personnage, sorti de l'hôpital, se promène dans Tachkent, et l'ensemble de la société semble être un immense camp de prisonnier. Pas de liberté de circulation, pas de liberté de parole, pas de liberté d'action... L'ensemble de l'URSS est devenu un pavillon des cancéreux.


Et pourtant, ce qui surprend le plus dans ce roman, c'est son incroyable optimisme.
Au prix d'un surprenant retournement des idées reçues, Soljenitsyne transforme ce lieu en un havre de paix, une bulle de liberté. Il construit clairement une opposition entre l'intérieur du pavillon et l'extérieur. L'extérieur, c'est le lieu du danger et de la mort, des camps, de la police politique, des voisins qui surveillent vos moindres faits et gestes, etc. Et puis, dehors, c'est la mort. Les malades en phase terminale, ceux pour lesquels on ne peut plus rien faire, on les renvoie, ils sortent de l'hôpital. Ils doivent mourir chez eux, c'est mieux pour les statistiques du ministère de la santé.
Et à l'intérieur, nous avons une sorte de parenthèse enchantée. Les malades discutent entre eux, et tous les sujets sont permis. On critique le fonctionnement de l'état (ou plutôt son dysfonctionnement complet). On parle des camps. On parle aussi philosophie, musique, littérature, mathématiques et géologie, etc. On s'instruit mutuellement, on débat...
… on séduit aussi, même si ça ne donne pas forcément les chapitres les plus réussis du roman (en tout cas pas les plus intéressants).
Les personnages, en cela, sont très importants. Il y en a beaucoup, des malades comme des soignants (infirmières ou médecins). Parmi les malades, deux sortent du lot : Kostoglotov, ancien détenu, sorte d'ours solitaire et désabusé qui n'attend plus rien de la vie, et Roussanov, l'exemple de l'apparatchik qui a l'habitude d'avoir tous les droits, tous les passe-droit, tous les avantages. En opposant ces deux personnages, Soljenitsyne montre bien l'hypocrisie même du régime soviétique qui n'a jamais réalisé une égalité des « camarades » mais qui a remplacé une aristocratie par une autre.
Les personnages soignants sont aussi très intéressants, surtout quand le narrateur aborde leur vie privée. Enfin, aussi « privée » que cela puisse être en URSS... Dans un pays où tout est centralisé, où rien ne fonctionne, où les approvisionnements n'arrivent presque jamais (que ce soit en nourriture ou en médicaments), où la bureaucratie est reine avec ses statistiques, ses rapports en n'en plus finir et sa hiérarchie (marrant de constater que l'oppression hiérarchique n'a pas changé depuis l'époque tsariste), que peuvent faire des hommes et des femmes qui ne sont que des rouages d'une machinerie grippée ? D'autant plus que les décisions absurdes se cumulent (voir cet épisode où un médecin est arrêté et déporté la veille d'une opération, sans raison valable).


L'époque où se déroule l'action a son importance. Nous sommes dans le premier trimestre de 1955. Deux ans après la mort du Petit Père des peuples, l'URSS semble être sur le point de changer. De nombreux dirigeants, intouchables sous l'ère stalinienne, sont renvoyés et remplacés. Des rumeurs circulent sur une possible réintégration des anciens détenus ou des déportés. Roussanov, qui avait bien réussi sous la direction de Staline, s'effraie que, pour le deuxième anniversaire de la mort du dictateur, il n'y ait pas le moindre hommage qui lui soit rendu dans La Pravda.
Ce vent nouveau qui souffle sur l'ensemble du pays inonde le roman d'un espoir que je ne pensais pas trouver. Non, Le Pavillon des cancéreux n'est pas un roman sinistre. C'est tout le contraire : il y a plein d'espoir là-dedans. Même si le roman a été écrit 10 ans après les faits, même si Soljenitsyne sait alors que ce vent d'espérance et de liberté a fait long feu et a péri sous les chars à Budapest, il n'empêche qu'il se dégage de ce roman un optimisme étonnant.
Cependant, il manque un certain souffle à l'ensemble. Je ne sais pas si ça vient de la traduction ou du roman lui-même, mais parfois le roman tombe à plat. On sent que Soljenitsyne aimerait se prendre pour un Tolstoï moderne, mais il lui manque ce qui aurait pu transformer ce long roman en un grand roman, comme un souffle épique, une vision plus large.


[7,5]

SanFelice
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le 26 janv. 2017

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