Le Pays des autres, c’est avant tout l’histoire d’un amour impossible, comme il y en a eu tant dans la littérature et l’art en général. Amine et Mathilde ne devraient pas être ensemble, parce que lui est Marocain et elle Française, parce que nous sommes dans les années 50 et que la fureur nationaliste s’apprête à se déchaîner contre les colons, parce que l’un et l’autre semblent se flétrir à force d’être ensemble, parce que lui comme elle sont dans le pays de l’autre. Et pourtant, comme dans toutes les belles histoires d’amour, envers et contre tout, Amine et Mathilde vont rester ensemble.
Mais attention, nous sommes en même temps bien loin du « Tout est bien qui finit bien ». Leïla Slimani est une écrivaine des zones grises, de la complexité intellectuelle et de l’ambiguïté morale. Elle n’aime pas les camps, les cases, les catégories. Cela se ressent dans l’élaboration de ses romans et dans la peinture de ses personnages. Dès que l’on pense avoir cerné l’un d’entre eux, sa trajectoire dévie vers une direction inattendue, sa nature n’est pas si figée qu’on aurait pu le croire. Tout nous échappe. Le pays des autres, un livre prônant le multiculturalisme ? Mathilde, son héroïne principale, est une Alsacienne qui ne parvient jamais vraiment à s’épanouir dans la culture marocaine de son mari. Décolonial, le Pays des autres ? On se situe pourtant bien plus aux côtés des apolitiques comme Amine que des idéalistes comme son frère Omar, un fervent nationaliste par ailleurs dépeint comme une personne violente. Même quand la guerre civile éclate, à la fin du roman, l’autrice fait en sorte que ses personnages finissent dans une relative tranquillité, perché sur le toit de leur ferme, dans ce Maroc rural volontairement choisi pour demeurer loin de l’embrasement urbain. Elle reste ainsi en surplomb des tensions entre nationalistes et colons, à la fois dans la critique du suprémacisme blanc (le personnage du voisin colon abject, l’éducation fermée d’esprit des sœurs, le racisme latent présent dans le quartier européen) et dans la critique universaliste de la culture marocaine (la place des femmes avec le personnage pathétique de Mouilala, le virilisme dans lequel est enfermé Amine et qui culmine dans le mariage forcé de Selma avec le rustre Mourad, le conservatisme en général). Ce « à la fois », cet « en même temps », si galvaudé par la novlangue macroniste ces dernières années, constitue le coeur de l’art du roman de Leila Slimani – on se souvient de la complexité magistrale du personnage de la nounou dans Une chanson douce.
Et pourtant. Le livre de Leïla Slimani n’en reste pas moins politique et profondément humaniste. Amine trouvera du réconfort dans l’amitié d’un médecin expatrié, Dejan, qui lui permettra de faire un peu fructifier cette terre si infertile que lui a léguée son père. Mathilde fera tout pour que sa fille Aïcha s’épanouisse comme elle-même n’a pas su le faire, en l’envoyant au couvent chrétien, persuadée qu’elle y bénéficiera d’une bienveillance qu’elle ne trouvera pas, dans les faits. Surtout, le couple Amine/Mathilde sera le symbole d’une mixité difficile, imparfaite, mais atteignable, à l’image de cet arbre bâtard sur lequel poussent des fruits certes laids et mauvais, mais où poussent des fruits quand même. Et qui sait, peut-être seront-ils les plus savoureux d’entre tous d’ici quelques années, car on ne peut qu’acquérir en richesses et en saveurs avec une telle rage d’exister.