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Templiers pense-t-on d'abord, richesses entassées dans les commanderies d'Europe et d'Orient, procès hors norme instruit au nez et à la barbe d'un pape mystifié, ultime déchéance, puis cette mythologie extraordinaire scandant en hexamètres la fuite de Jérusalem jusqu'aux plaines d’Écosse, la survivance des frères à l'ombre des sociétés d'initiés, recherche éperdue du secret des secrets, mystères d'alcôve et fables d'illuminés... Le Pendule de Foucault est bien tout cela mais ne s'en contente pas. Il s'élargit bientôt, va chercher plus loin la matière du « Plan des diaboliques », le grand complot débroussaillé par ses trois enquêteurs de fortune, piégés eux-mêmes dans les mailles de leur propre filet, Toison d'Or et argonautes, Avalon, Graal et pierre philosophale, royaume de Mu et d'Agarrtha, vierges noires et pierres de Stonehenge, Atlantide et Rose-Croix, kabbalistes, nazis et Francs-Maçons, rien ne nous est épargné, tout est fourré pêle-mêle dans ce ventre affamé de signes et de symboles. C'est le complot total de toutes les époques et de tous les lieux, passé de main en main et de siècle en siècle, chuchoté à l'oreille des grands de ce monde, rois et prophètes, théologiens et alchimistes, littérateurs et savants, depuis les palais de Coimbra jusqu'aux confins du Levant !



Le bestiaire qui défile sous la plume d'Umberto Eco est inépuisable, excessif surtout jusqu'à l’écœurement, mais il est une composante essentielle du projet d'écriture : non pas seulement gloser sur le complot, mais inventer le complot lui-même, le couvrir des pieds à la tête, pièce par pièce, assembler patiemment les anneaux de sa cote, dans un jeu sadique qui ne fait au lecteur aucune concession. Là-dessus l'écrivain n'a guère le choix qui, pour faire de son complot une farce parfaite, doit le penser aussi comme un bijou d'orfèvrerie, séduisant et crédible envers et contre tout, noyer sa profonde incohérence sous un luxe maladif de détails, le bâtir sur des sources absolument authentiques, pousser les syllogismes virtuoses jusqu'aux sommets de la bêtise et de la folie. C'est la force et la faiblesse d'un roman qui oscille entre le récit plaisant d'une enquête aux accents de Pratt et d'Hergé, et ces digressions épaisses et extravagantes, au plus près de la subjectivité de ses héros, Belbo, Casaubon et Diotallevi. Le point d'orgue est atteint justement lorsque prend forme le Plan que chacun alimente à sa façon, par le truchement de son expérience au sein de la nébuleuse occultiste, ou par une littérature hermétique engloutie au-delà de toute mesure, vidée jusqu'à la lie, depuis les traités de Paracelse jusqu'au pamphlet anti-jacobin de l'Abbé Barruel. Il est faux de dire que la lecture devient à ce moment-là difficile – le terme serait impropre – mais pénible ni plus ni moins, et Dieu sait que s'autoriser à noircir ainsi des pages entières d'un pareil imbroglio de faits et de noms, historiques ou fantaisistes, depuis le Grand Déluge jusqu'à l'incendie du Reichstag, suppose de pouvoir les signer du nom d'Umberto Eco et garantir sur la foi de ce même nom que ces mêmes pages se vendront quoi qu'il arrive, car elles sont parfois un véritable calvaire. Non que les étapes du Plan soient d'une élaboration trop élevée pour le commun, mais le Plan lui-même est volontairement construit, écrit comme un assemblage de plus en plus incompréhensible...



Mieux vaut en fait s'en écarter, porter ailleurs notre attention, vers les leviers psychologiques que le Plan active pour parasiter peu à peu l'intellect des personnages, car c'est sur ce terrain en particulier que la plume du conteur-sémioticien trouve sa pleine efficacité. Umberto Eco a compris que la logique conspirationniste, loin de servir cette Vérité Universelle dont elle croit procéder – motif ô combien récurrent de son œuvre – joue en réalité sur des ressorts beaucoup plus triviaux, affectifs et spirituels, et sur des besoins puissants de reconnaissance sociale. Belbo est exemplaire à ce titre qui, d'incrédule au début du livre, dissertant avec hauteur sur « les crétins, les stupides et les fous », plongera finalement tête la première dans le camp de ceux qu'il raillait incontinent. Incrédule pourtant, il l'est et le reste tout au long du roman, sa raison ayant ici moins de batailles à livrer que ses affects et ses frustrations personnelles. Employé dans une modeste maison d'édition, impropre à l'effort de création romanesque, portant le deuil de son Mozart intime, mêlé aux créations des autres et vivant par elles, il trouve dans cette histoire de Templiers sans queue ni tête l'occasion d'exprimer sa vocation perdue de démiurge passionné. C'est un moyen de réenchanter sa vie moribonde, exorciser à moindre frais les ombres qui la hantent. Chez lui comme chez d'autres, le complot va toujours ainsi, par des voies dérobées, prenant sa cible à revers. Il est une réponse facile à certaines angoisses métaphysique fort actuelles, capable de donner du sens au chaos du monde là où la Religion et l'Histoire y échouent désormais. Ses fidèles en cohortes, loin d'arborer la face grimaçante du fanatisme, loin encore de se résumer à des benêts errants que la médiocrité du temps porterait au pinacle, « ne sont pas différents de ceux qui vont dans un sanctuaire voir la Vierge noire aux robes brodées (...). Ils pensent peut-être que c'est là la mère du Christ en chair et en os ? Non, mais ils ne pensent pas non plus le contraire. Ils se plaisent à la similitude, ils sentent le spectacle comme vision, et la vision comme réalité ». Le complot gagne les esprits et les cœurs parce qu'il comble un vide, convie ses hôtes et ses élus à un nouveau Banquet des Noces.



Cette force d'attraction, le complot la doit aussi à sa matière même, chair polymorphe, argile souple et malléable, qui se plie si l'on veut à toutes les temporalités de l'histoire, idéologies et mythes des mondes anciens et modernes. De droite et de gauche tout ensemble, jésuite et maçonnique, au service des puissances d'argent et des noblesses déchues, chrétien et païen, capitaliste et socialiste, européen et soviétique, le complot s’accommode de toutes les contradictions, pourvu que le Secret d'où jaillit sa source conserve une part de mystère impénétrable, continue de mettre en branle les ingéniosités malades dont il se repaît ad vitam æternam. C'est quand ils saisissent enfin la nature servile de cette matière que les trois compères s'abandonnent au récit pluriséculaire qu'ils contribuent désormais à produire, où la frontière entre fiction et réalité s'estompe définitivement. Comme les mystiques de la Kabbale – sur lesquels Umberto Eco s'épanche longuement – combinant à l'infini les lettres de l'alphabet hébraïque pour percer le mystère divin, Casaubon et Belbo ébauchent sans souci de cohérence les heurs et malheurs de l'ordre du Temple et ses émulations successives, convaincus en néo-kabbalistes que le langage qu'ils emploient est un langage cosmogonique, à lui seul quintessence de Vérité. Ils se découvrent mutuellement, par le cours débridé de leur propre récit, un pouvoir ordonnateur qui les enfièvre et les mystifie : « Nous donnions des coups de pouce au Plan qui, telle une glaise molle, obéissait à nos volontés fabulatrices » (…). Notre cerveau s'habituait à relier, relier chaque chose à n'importe quelle autre, et, pour le faire automatiquement, il devait prendre des habitudes. Je crois qu'il n'y a plus de différence, à un moment donné, entre s'habituer à faire semblant de croire et s'habituer à croire ». Ainsi se nouent, selon l'auteur, les rapports complexes entre complot – récit ordonné du réel – et certaines inclinations profondes de l'homme. Un livre qui, par son sujet, dialogue encore efficacement avec notre temps.

Pastoure
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le 8 janv. 2025

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