Michéa regroupe ici ses quelques éléments de langage et son érudition remarquable à propos du football, qu'il a récolté à la lecture d'Eduardo Galeano et d'autres.
Je ne vais pas tous les reproduire, mais il parle en vrac de la genèse aristocratique du football, de la transition d'un dribbling game où la compétition a lieu au sein de l'équipe à un passing game, sous la houlette des si bien-intentionnés clubs ouvriers de Glasgow des années 1870-1880. On y retrouve la formation d'un football offensif et producteur de jeu, désigné sous l'adjectif d'écossais, puis l'apparition de la Wunderteam autrichienne menée par Mathias Sindelar, l'action destructrice de l'affreux Helenio Herrera et son catenaccio jusqu'au football standardisé actuel.
J'en passe évidemment pour ne pas éventer le livre, mais sachez qu'il s'agit d'un recueil de textes et d'entretiens qui ressassent tous ces mêmes éléments tactiques historiques et des considérations dialectiques sur le rapport entre le football et le capitalisme libertaire. Soulignons seulement que Michéa rappelle fort à-propos que le football ne présente pas l'achèvement du capitalisme, puisqu'il est au contraire un des rares spectacles visibles par tous où l'absence de mérite (ou de talent) est difficile, voire impossible à dissimuler, ce qui entrave la logique népotique de la transmission de pouvoir oligarchique. N'importe quel enfant de pauvre, s'il est assez talentueux et selon la qualité de son entourage, peut espérer mener une carrière.
Oui mais voilà, un grain de sable du Sahara, ou des plages de l'Hérault, je ne sais pas, vient un instant enrayer cet enchaînement de textes ô combien redondant : il s'agit du plaidoyer pour la défense du stade de la Pierre-Rouge, ou stade du Père-Prévost à Montpellier, où Michéa a joué toute sa jeunesse. Ecoutons-le :
Ensuite, le "cocktail sociologique" y était presque invariablement lle même : 10% de "Français de souche", 80% de copains originaires du Maghreb ou d'Afrique noire et le reste, au hasard des rencontres, composé d'étudiants étrangers de passage (Anglais, Vietnamiens, Américains, Polonais, etc.). Côté "intégration" et "dialogue des cultures", on aurait donc difficilement pu faire mieux ! Et combien de "jeunes des cités" (j'ai fini par en connaître, au fil du temps, plusieurs centaines), dont certains, au départ, étaient clairement borderline (comme on dit aujourd'hui) auront su finalement échapper à la délinquance, à la drogue et à toutes les "embrouilles"habituelles, simplement parce que ces rendez-vous rituels de la Pierre-Rouge leur offraient une occasion en or d'apprendre les règles et de faire société (où l'on voir que le seul plaisir de jouer ensemble peut constituer, à sa façon - et précisément parce que tel n'est pas son but premier -, l'équivalent d'un vrai travail social).
Enfin Michéa se dévoile ! Il est un véritable Rousseau du peuple car il croit en des couches populaires naturellement munies de bonnes intentions, invariablement désignées chez lui par la "common decency" empruntée à Orwell. Ceci explique toute son analyse d'un sport qui appartient au peuple, et que les élites intellectuelles méprisent d'autant plus qu'elles ne le comprennent pas, jusqu'au jour où les footballeurs se rapprochent par l'argent de leur cercle et qu'elles fassent mine de s'y intéresser.
Sauf qu'à l'irénique expérience de Michéa, j'oppose la mienne : moi aussi j'ai passé de longues heures à jouer sur des terrains en bordure du périphérique parisien en compagnie d'un cocktail sociologique absolument comparable ; et j'ai fait l'expérience de trouver un terrain d'entente avec des gens aux représentations et au contexte familial extrêmement éloignés des miens. J'ai aussi fait l'expérience de voir des sacs non surveillés régulièrement volés, des rackets en sortie de terrain, se faire sauver la mise par le gars de la cité que je connaissais du lycée, les reubeus qui mettent des gros coups d'épaules et t'embrouillent à trois quand tu répliques.
Il me semble que le filtre naturel du temps a quelque peu adouci son'expérience de stade de quartier, et sans doute romantisé sa vision des classes populaires inventant le passing game car elles avaient l'habitude de collaborer à l'usine. Il me semble que c'est loin d'être un détail, car sa croyance résolue en la common decency ruisselle dans toute l'oeuvre de Michéa, et c'est bien dans ce livre qu'on en entreverra la source.
Livre sympathique, mais on en retrouve le contenu sur internet en fouillant un peu. En revanche l'original, à savoir le livre de Galéano, vaut le coup. Il est d'ailleurs reproduit en partie dans celui-ci !