Retour de lecture sur "Le premier homme", un roman inachevé d'Albert Camus sur lequel il travaillait au moment de sa mort en 1960 et publié grâce à sa fille Catherine en 1994. Un manuscrit qui était sur le siège arrière de la voiture dans laquelle il a trouvé la mort, en pleine guerre d'Algérie, deux ans avant l'indépendance. Ce livre est un roman autobiographique, qui permet de comprendre ce qui a construit l'homme derrière cet écrivain, l'homme derrière ces œuvres monumentales que sont la peste et l'étranger. Une biographie très intéressante et touchante, qui traite de son enfance jusqu'au lycée, qui est incontournable pour ceux qui aiment et s'intéressent à l'œuvre de cet immense auteur, mais à l'inverse est d'intérêt très limité pour les autres. Il faut noter que ce n'est qu'une ébauche de ce que Camus voulait écrire, c'est le premier tome des trois qui devaient constituer une fresque sur sa vie, et c'est un texte très brut, sans correction de la part de sa fille. La version finale aurait probablement subi encore de très importantes transformations comme le laissent supposer toutes les notes laissées par l'auteur. Le titre "Le premier homme" évoque tout homme ayant dû apprendre à vivre seul, cela pourrait être son père qui a appris à lire à l'orphelinat, qu'il n'a jamais connu, qui va pour la première fois en France métropolitaine pour la guerre et qui y laisse sa vie peu de temps après sa naissance. Cela pourrait être également lui-même, qui a dû se construire et se mettre au monde tout seul, sans ce père. Ce livre nous donne un tout nouvel éclairage sur sa vie, et rend vivantes toutes les personnes qui l'ont accompagné enfant. C'est très beau, et on y retrouve toute la puissance de l'écriture de Camus. Les passages où il parle de sa mère, et plus généralement de ces gens qu'il aime, sa famille, ses amis, sont particulièrement émouvants et touchants. Le portrait de sa mère, illettrée, muette et docile, intellectuellement et physiquement très limitée, qui vit sous le joug de sa propre mère à elle, est toujours brossé avec énormément de tendresse, de retenue et d'amour. Un livre qui, dans sa globalité, donne de la consistance au personnage Albert Camus. On ne parle pas ici de l'écrivain, mais de l'homme, et on découvre à travers cette enfance d'une grande pauvreté, mais heureuse, l'origine de son humanité, sa grandeur d'âme, et du coup on comprend bien mieux la genèse de ses livres cultes. On comprend également maintenant, en connaissant les détails de son enfance, la portée de cette lettre à son instituteur. Celle-ci n'était pas qu'une simple lettre de remerciements à un instituteur dont le rôle se limitait à enseigner. Camus vivait dans une très grande pauvreté, et il fallait cette rencontre exceptionnelle et la persévérance de cet homme pour arracher Camus à ce milieu, à cette famille "infirme et ignorante" pour lui permettre de s'instruire et ensuite de devenir cet écrivain nobelisé. Camus lui doit effectivement tout, son parcours tient du miracle. On est également très touché par cette recherche du père à 40 ans passés. On comprend qu'il a traversé une partie de sa vie comme un Meursault, dans l'indifférence totale par rapport à ce parent inconnu, en étant ce qu'il précise lui même par une note de bas de page "un monstre", pour finalement s'en rapprocher en essayant de mieux le connaître, de comprendre son histoire. Ceux qui connaissent le parcours de Camus, savent aussi qu'il était particulièrement attaché à son Algérie natale, ce livre lui permet de développer et d'expliquer la nature de cet attachement. Il y a beaucoup de douceur dans l'écriture quand il évoque ses origines, ce pays, ses jeux d'enfants , ses amitiés. On sent également pointer beaucoup de mélancolie et d'amertume pour cette Algérie qui est en train de se transformer radicalement, qui a basculé dans la violence. Finalement, bien qu'il soit inachevé, Camus a écrit là un très beau récit autobiographique, qui raconte une enfance dans une pauvreté matérielle et culturelle impressionnante, avec beaucoup de souffrances, mais qui reste néanmoins heureuse, avec beaucoup d'amour. C'est le livre d'un homme qui, à sa mort prématurée, semblait donc parfaitement réconcilié avec son parcours, avec lui-même.
_________________________________
"Quelque chose ici n'était pas dans l'ordre naturel et, à vrai dire, il n'y avait pas d'ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes, qu'il ne voyait plus, et les années cessaient de s'ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin."