A l'instar des tours de prestidigitation, on ne rentre pas dans les histoires de Christopher Priest sans respecter un pacte implicite, celui de ne pas vouloir à tout prix une explication rationnelle et définitive. Tout l'intérêt réside, en effet, dans le mystère et le ressenti intime de chaque lecteur lorsque se produit « l'illusion » littéraire.
Le Prestige ne déroge pas à ce pacte avec cependant une nuance. Christopher Priest semble y être moins allusif que dans ces autres romans, nous livrant plus d'éléments de compréhension qu'à son habitude. Le résultat n'en demeure pas moins envoûtant car Priest déploie tout son art pour titiller notre curiosité et mettre en scène une atmosphère d'étrangeté propice à la suspension de l'incrédulité, chère aux prestidigitateurs également.
Andrew Westley, jeune reporter en devenir, est envoyé par son journal dans le Derbyshire afin d'enquêter sur une curieuse manifestation d'ubiquité s'étant déroulée dans une secte. Andrew n'est ni un spécialiste des sectes, ni un journaliste chevronné. Le hasard des reportages a fait qu'il s'est trouvé tout bêtement cantonné à ce genre d'affaires bizarres, une affectation dont il se réjouit peu, mais qui pourtant suscite une résonance familière en lui.
En effet, au cours de son existence Andrew a ressenti la présence quasi-physique de son jumeau et a même noué avec lui des relations intimes privilégiées. Ceci ne prêterait pas à conséquence si Andrew n'était pas dépourvu de frère comme son acte de naissance le confirme. A ceci s'ajoute une situation familiale compliquée puisque Andrew est un enfant adopté, abandonné très jeune à la mort de sa mère par son père naturel, Clive Borden.
Assez rapidement l'information, pour laquelle il a été dépêché, s'avère bidon. Il s'agit d'un subterfuge mis au point par une inconnue séduisante nommée Kate Angier afin de le rencontrer. La jeune femme, qui semble connaître Andrew, souhaite mettre fin à un affrontement séculaire entre leurs deux familles. Une querelle dont ils supportent les dégâts collatéraux. Les racines de ce conflit remontent à la fin du siècle précédent lorsque Alfred Borden et Rupert Angier, deux talentueux illusionnistes, se sont voués une haine à mort. L'objet de cette profonde inimitié est bien entendu dérisoire. Elle a cru au cours des années sur le terreau fertile de la jalousie, du malentendu, des maladresses et des actes de réconciliation manqués, se focalisant sur la fameuse illusion de la téléportation.
Qui de Borden ou de Angier a commencé cette lutte fratricide ? La réalité sur ce point est fuyante car affaire de point de vue. Elle est intime puisque liée aux ressentis de Borden et de Angier, révélés à leurs héritiers au travers des confessions de leurs journaux personnels. Enfin, elle est multiple, se superposant, s'opposant, se mettant en abyme et posant autant de questions qu'elle n'en résout.
En guise de conclusion, "Le Prestige" est un exercice brillant et maîtrisé, rejouant les thèmes et procédés de prédilection de Christopher Priest : gémellités fictives ou réelles, multiplicité de la réalité, dénouement en suspens. Ce roman constitue à ce jour un des plus intéressant texte de l'auteur que j'ai lu et j'avoue, à mon grand plaisir, avoir été une fois de plus bluffé.
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