Le narrateur du roman «Le Principe», étudiant désenchanté sous le coup d’une humiliation cuisante lors d’un oral de philosophie, s’est retiré dans la maison paternelle en Corse où il rêve d’écrire un grand roman.
Là, il médite sur la figure fascinante de Werner Heisenberg et lance une adresse à ce physicien de génie, qui jetât les bases de la physique quantique dès les années 1920, inventeur à vingt-cinq ans du principe d’incertitude, principe qui établit qu’on ne peut déterminer avec une précision infinie la vitesse et la position d’une particule élémentaire.
«Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot désolé où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu. Il n’y eut pas de miracle, bien sûr, ni même, en vérité, rien qui ressemblât de près ou de loin à l’épaule de Dieu, mais pour rendre compte de ce qui s’est passé cette nuit-là, nous n’avons le choix, nul ne le sait mieux que vous, qu’entre une métaphore et le silence. Pour vous, ce fut d’abord le silence, et l’éblouissement d’un vertige plus précieux que le bonheur.»
Werner Heisenberg, resté en Allemagne pendant la Seconde Guerre Mondiale, contribuât plus tard au programme nucléaire allemand et fut ainsi compromis avec les Nazis, qu’il ait essayé de ralentir ce programme ou pas. De cette valse-hésitation vertigineuse d’Heisenberg, au cœur de la terreur et de l’Allemagne en sang puis en ruines, le narrateur se fait l’écho en cette année 1989, tandis que le mur de Berlin s’effondre.
«Vous êtes debout au coin d’une rue de Leipzig, vous ne bougez pas, et pourtant vous êtes entraîné, à une vitesse indéterminée, presque nulle et presque infinie, dans un mouvement dont vous craignez qu’il vous emporte à jamais et qui commence maintenant, au moment où le monde entier s’efface sous vos yeux. Vous voyez à travers les pierres glacées des immeubles, vous voyez à travers les corps des passants, non ce qu’ils cachent, mais ce qu’ils sont, des ruines chancelantes comme un décor de théâtre, que baigne la lueur du phosphore, un amoncellement de gravats poussiéreux, gisant à l’abri de hauts murs inutiles, dans un épouvantable désordre de pierres incandescentes, de planchers effondrés, d’argenterie en fusion et de poutres métalliques, tordues comme des os brisés et, entre ces ruines, se pressent des cadavres qui n’avancent dans le matin d’hiver que parce qu’ils se croient vivants, nul ne les ayant encore avisés qu’ils sont morts depuis longtemps, et voués comme le monde tout entier au châtiment incurable de l’irréalité, si bien qu’ils ne sont même plus des cadavres mais des simulacres, des âmes perdues auxquelles est refusée jusqu’à l’aumône de la damnation.»
Au vertige du narrateur penché sur cette figure lumineuse et sombre enveloppée de doutes, confronté au chaos du monde saccageur d’innocence, répond le vertige du lecteur découvrant ce roman somptueux, une littérature, comme la science, dédiée au plus haut. Avec des rapprochements historiques brillants et une poésie qui rappellent Éric Vuillard («La bataille d’Occident» en particulier), Jérôme Ferrari lance un pont entre la science, le principe d’incertitude et la littérature, c’est-à-dire cette ambition de l’écrivain de renommer le monde, sans jamais pouvoir atteindre un fond des choses qui toujours se dérobe.
«En 1922, à Göttingen, quand Niels Bohr vous a révélé, avec une infinie compassion, que votre vocation de physicien était aussi une vocation de poète, il ne vous a rien appris que vous ne sachiez déjà.»
Après le magnifique «Le sermon sur la chute de Rome», ce roman paru en mars 2015 chez Actes Sud se lit comme une plongée dans l’abîme des tourments d’une humanité confrontée au choc de son ambition et à l'incertitude du monde, un livre comme une bataille dont la force et la beauté stupéfiante vous laissent pantelant.
«Car le regard des physiciens n’est plus qu’un regard d’hommes, instillant à tout ce qu’il effleure le venin de la subjectivité. Il ne sera jamais celui de Dieu. On ne dévoilera pas les plans du vieux, à peine peut-on espérer jeter furtivement un œil par-dessus son épaule, et c’est ce qu’Einstein ne peut supporter. Ni lui, ni Schrödinger, ni de Broglie n’acceptent de renoncer à l’espoir, déraisonnable et magnifique, qui fut la raison d’être d’une quête menée depuis si longtemps, de parvenir un jour à la description du fond secret des choses et ils n’acceptent pas qu’à cause de vous, cet espoir soit aboli, et ne puisse même pas subsister à titre d’idéal, parce que les choses n’ont pas de fond, et que le principe instaure entre elles et nous une limite infranchissable, un isthme au-delà duquel s’étend le néant ineffable.»
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