Ce petit ouvrage, on le lira vite. Surtout pas comme un roman - il s'agit au fond d'une chronique : la diégèse est désarticulée en moments d'elliptiques, les personnages ne sont qu'esquissés par leurs interactions avec l'auteure, les situations, où se mêlent présent et passé d'une région sinistrée, sont souvent photographiques. Le style est précis, le plus souvent ramassé, les descriptions, resserrées. Les émotions ne sont pas décrites pour emporter la sympathie - mais peu à peu l'empathie vient à qui sait lire... mais lire quoi ?

Disons le net, j'ai d'emblée été gêné par les marques de la différence sociale - de la "distinction". Assurément Florence Aubenas n'écrit-elle pas pour que les gens qu'elle a côtoyés la lise. Elle écrit pour être lue de ceux qui n'ont pas idée de ce que vivent "les pauvres", "les déclassés", "les petites gens". Oh ! bien évidemment, l'ont sait qu'il y a des très-pauvres. Mais ce que cela veut dire de l'être, d'y vivre, n'est pas évident pour qui n'est pas passé au long court par la case Pôle Emploi. J'ai la faiblesse de croire que l'auteure insiste à ce point sur les marques de la distinction moins pour marquer une distance entre eux et nous a parte post, que pour indiquer ce qui la séparait a parte ante d'un lieu dans lequel elle a dû, elle, se couler. Elle prend ce faisant le risque de laisser au lecteur décoder sa position, le parti-pris d'écriture refusant la méta-position du sachant sociologue ou sémiologue, sinon pour quelques considérations historiques bienvenues.

Ma gène initiale s'est transformée au fil de la lecture. Ce que j'ai d'abord et souvent pris pour de l'ironie reflétait aussi ma propre inscription dans les distinctions des niveaux de culture. Je ne crois pas ce texte ironique. Surpris, souvent, oui, comme on l'est quand on change de milieu par les différences - mais je ne le reçois pas de façon ironique. Oui, le WE pour se détendre au va à l'hypermarché plutôt qu'à la plage ou en forêt : on y a une vie sociale qui manque le plus souvent dans la semaine ; oui, la tolérance et l'intolérance sont des choses également partagées, et l'on peut accepter le transsexualisme d'une collègue bien plus simplement que ne le fait au fond l'élite cultivée.

La tendresse, la solidarité, la chaleur, ce bouquin en rayonne - très pudiquement. Au-delà de la dureté des situations décrites, des situations qu'un rien suffit à dégrader, il y a les gens eux-mêmes, et l'attachement que la narratrice leur témoigne. Elles démantèlent la distance ironique, qui finalement se retourne sur le lecteur : il n'y a d'ironie que dans ton oeil, la distance sociale étant peu de choses au regard de la proximité née dans se joue d'humain jusqu'au coeur du merdier.

Il ne faudrait donc pas lire "Le quai Ouistreham" comme un bouquin de sociologie. Il n'en a ni l'ambition, ni les moyens. Il a cette pudeur, du coup, de ne proposer ni interprétation, ni solution. On est loin du voyeurisme moral, à la Zola. Que je sache, Zola n'est jamais descendu travailler en la minière - il nous en donne du coup beaucoup de détails, misérabilistes. Florence Aubenas reste globalement très sobre. Peu de détails, quelques éclats, photographies ou rushes. Aucune reconstruction psychologique. Aucune notule morale.

Assurément, la cause du mal-être est économique, et celle du désaveu, massif, du politique, de même. Jusqu'aux syndicats, qui n'ont pas bonne presse, dans ce monde massivement féminin - un manque de cet ouvrage, qui laisse le goût amer d'une image ancienne du syndicalisme, viril, macho, et surtout, terriblement catégoriel. Je n'ai pas le recul nécessaire pour savoir si Florence Aubenas force le trait (patrons odieux dont on devine aussi l'inquiétude économique, Pôle Emploi _dévasté_ par un rôle de service avant-tout dévolu aux statistiques du chômage, etc.) ; ce qu'elle écrit me semble pour autant assez proche de ce que j'ai lu de façon très éparse chez les sociologues.

Il me semble que c'est un bouquin de circonstance, oui, un coup de projecteur différemment éclairant que les statistiques. On peut lire "La France invisible" ou "La misère du monde" - mais c'est gros, et long et demande un certain investissement. On peut lire "Le quai Ouistreham" à moindre frais d'entrée - et commencer à se poser quelques questions. Reprocher à ce livre d'être celui d'une nantie parisienne est passer à côté de son sujet : il est écrit pour des nantis, et donne une voix à ceux qui s'estiment à ce point éloignés de ceux qui gouvernent qu'on ne les entend pas, qu'on ne les écoute pas, qu'on leur ment, tant rien ne change jamais, sinon vers le pire. En ce sens, c'est un livre relais, très conjoncturel, probablement oubliable, mais bel et bien _actuel_. Et c'est donc un ivre imparfait - il ne couvre pas l'étendue du problème économique, il pose encore sur les gens un certain regard, partial de façon assumé, il manifeste très probablement des biais "de classe" - mais à la limite, on s'en fout : son objet est d'abord journalistique, de témoignage d'une situation de terrain, en un temps et avec des outils qui ne sont ceux ni de l'ethnologue, ni du sociologue, ni du militant, ni du statisticien.

Je suis incapable de dire si c'est un livre "utile". Il l'est pour moi. Me fait comprendre une ou deux choses. Défait des peurs. Et sans aller jusqu'à défaire des certitudes, il révèle des habitus - qui reviendront au galop, c'est comme ça qu'ils fonctionnent, n'en doutons pas - mais à force de battre le fer...
Kliban
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le 30 déc. 2013

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Kliban

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