Un très beau livre môche, ou inversément...

The road to Wigan Pier est un sale livre, un livre plutôt déplaisant, et il est d'autant plus déplaisant qu'il est indispensable, pas de chance...


Commençons par Orwell, peut-être le seul auteur qui a mérité son pseudonyme, lequel n'est pas juste destiné à cacher des origines nationales honteuses ou à s'acheter des quartiers de noblesse à peu de frais. Parce que Orwell propose une conversion, un déplacement, une translation radicale. Les aspects auto-biographiques de ses livres sont sans doute les plus touchants, car ils dénotent les tentatives aussi volontaristes que lucides d'un homme pour devenir meilleur.


Je plaisante souvent en disant que Céline a pu être un être humain abominable parce qu'il était le plus grand écrivain de son époque, et que dans le cas d'Orwell, c'est le contraire: il a pu être un écrivain médiocre parce qu'il était un des êtres humains les plus méritoires de son temps. Enfin, peut-être que ses livres ne sont pas si mal écrits que ça... peut-être que mon gout pour le décadentisme wildo-fitzgeraldien a détraqué mes curseurs. Mais enfin, The Road to Wigan Pier est mal branlé: les observations de la première partie sont jetés pêle-mêle dans des chapitres dont seuls quelques grumeaux (dont certains aussi magiques que rares) surnagent:



She had a round pale face, the usual exhausted face of the slum girl who is twenty-five and looks forty, thanks to miscarriages and drudgery; and it wore, for the second in which I saw it, the most desolate, hopeless expression I have ever-seen. It struck me then that we are mistaken when we say that ‘It isn’t the same for them as it would be for us,’ and that people bred in the slums can imagine nothing but the slums. For what I saw in her face was not the ignorant suffering of an animal. She knew well enough what was happening to her—understood as well as I did how dreadful a destiny it was to be kneeling there in the bitter cold, on the slimy stones of a slum backyard, poking a stick up a foul drain-pipe.



Le bouillon est par ailleurs composé de considérations datées et fastidieuses sur les conditions matérielles des travailleurs et des chômeurs du nord de l'Angleterre (je vis en Wallonie, je vois très bien, merci...). C'est une lecture frustrante, ennuyeuse, que j'ai accomplie fort en diagonale...


Mais comme je disais au début, ce qui compte, c'est George, son évolution, qu'il décrit plus minutieusement dans la deuxième partie. Il y raconte sa jeunesse de tout petit bourgeois colonial, son mépris de classe, son sentiment usurpé d'appartenir à l'élite culturelle et puis progressivement, comme la lumière perçant la brume, la réalisation et la recherche, son séjour avec les plus humbles et la grande compassion qu'il a recherchée. Et au final, qu'a-t-il trouvé? La base du libéralisme anglais, toujours professée, mais jamais acquise: la fameuse common decency. C'est cette découverte qui justifie après coup le côté un peu "tourisme de la misère" auquel il s'astreint.


Orwell évoque à de nombreuses reprises Dickens, et pour de bonnes raisons. Le spectre de Hard Times plane sur son œuvre. Si le rêve du libéralisme anglais est celui et de la common decency, comme se peut-il qu'il accouche d'une société aussi tragiquement inégalitaire que la société capitaliste industrielle?



Any capitalist who had made sixty thousand pounds out of sixpence, always professed to wonder why the sixty thousand nearest Hands didn't each make sixty thousand pounds out of sixpence, and more or less reproached them every one for not accomplishing the little feat. What I did you can do. Why don't you go and do it?



La réponse d'Orwell est simple, évidente, à tel point qu'elle semble ne pas exiger de preuve: parce que la société n'est pas organisée selon les règles du socialisme. C'est si simple et cela permettrait de réaliser les ambitions affichées d'une société de la common decency.


Et pourquoi pas, me direz-vous? C'est là que le livre devient aussi laid que nécessaire...


Car en effet les exploités écrasent largement de leur poids numérique la caste des exploiteurs. Il faut que quelque chose ait éloigné les masses de la réponse naturelle à leurs maux, qu'une raison impérieuse les empêche de voir ce qui pourtant a force d'évidence. Pour Orwell, il y a deux raisons à cela, plus ou moins symétriques l'une de l'autre: le mépris de classe de la petite bourgeoisie (caste d'exploités avec de l'éducation) pour les classes populaires, et la défiance instinctive (et naturelle) des classes populaires vis-à-vis de l’intelligentsia socialiste constituée pour la majeur partie de membres de la petite bourgeoisie ou de transfuges populaires assimilés.


Ce qu'il y a de moche et de terrible dans la dissertation d'Orwell, c'est qu'elle va dans les recoins les plus vils et les plus bas de cette fatale incompréhension. C'est aussi pour cela que je n'avais pas vraiment envie de lire ce livre. Je suis moi-même petit bourgeois universitaire issu d'un milieu populaire (grand-parents ouvriers, tout ça tout ça...) et j'incarne et ne comprend que trop bien ce dont il parle. Et même quand il va dans des extrêmes qui semblent gênants et datés, il fait infailliblement mouche. Exemples:


Orwell défend que les lubies petites-bourgeoises découragent les travailleurs de joindre le mouvement, et à cette fin il cite le féminisme et le végétarisme... remplacez ça par intersectionnalité et permaculture, vous aurez une idée de ce qu'il veut dire.


Par ailleurs il dit que les petits-bourgeois pensent que les travailleurs sont sales et puent... remplacez par ils votent FN et chassent et vous aurez une bonne idée de pourquoi le mouvement social syndical et le mouvement gilets jaunes ont manqué leur rendez-vous pourtant naturel.


Enfin, il y a des choses qui me touchent plus que d'autres: en tant qu'agrégé de philo j'ai un gout immodéré pour les subtilités de la théorie de la valeur marxiste et du fétichisme de la commodité. M'entendre dire que mes marottes théoriques ne font rien pour précipiter le grand soir ne manque pas de m'attrister...


Non, je n'avais pas envie de lire The Road to Wigan Pier, mais je suppose que j'en avais besoin, que nous en aurions tous besoin. Il y a un enjeu véritable et admirable dans ce livre: comment opérer une convergence des luttes? Et Orwell est prêt à faire le sale boulot. Il est prêt à poser les questions désagréables, les questions qu'on n'a pas envie de se poser parce que les réponses sont difficiles et que la réalité est dégueulasse. C'est un boulot ingrat, mais il le fait avec la probité qui est la sienne, et qui fait de lui, si pas un des plus grand écrivains, au moins un des plus grands êtres humains du 20ème siècle.

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le 30 mars 2020

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