Les amateurs de nazis dans l’espace se réjouiront d’apprendre que Le Reich de la Lune vient combler leur passion déviante et coupable pour les uniformes dessinés par Hugo Boss, les soucoupes volantes et les théories du complot farfelues (euphémisme, me dires-vous). Il trouveront en effet tout cela dans le roman de Johanna Sinisalo et sans doute bien davantage, comme nous allons le voir.



« Nous étions assis dans sa chambre devant nos tablettes, lui plongé dans l’exploration des fonctions de l’appareil, moi en train de


rédiger des projets de texte de propagande pour Vivian Wagner, quand
Klaus a éclaté de rire. C’était si rare que j’ai pris peur. Il m’a
fourré sa tablette sous le nez et a touché l’écran. J’ai vu un bref
extrait de film dans lequel un mammifère à fourrure tentait de
s’introduire dans un pot en verre qui avait l’air bien plus petit que
lui et y arrivait, de manière totalement incompréhensible. C’était un
animal de compagnie très répandu, un chat, que je connaissais par
Heidi. Dans le livre, Heidi apportait des chatons à Clara, la petite
paralytique, et c’est précisément à ce passage que j’avais pensé quand
j’avais eu l’idée de voir un bébé chat dans une des figures de
Rorschach de notre test de compatibilité. Klaus m’a montré un autre
bout de film : c’était une succession de brèves scènes dans lesquelles
des chats essayaient de grimper en différents endroits et faisaient
des chutes comiques, assez souvent dans l’eau, ce qu’ils détestaient
visiblement. J’ai trouvé ces scènes tout à fait intéressantes et
séduisantes, mais pas particulièrement drôles, et je l’ai dit.
Pourquoi filmait-on froidement ces pauvres bêtes malchanceuses au lieu
de les empêcher de se mettre dans de telles situations ? »



Conjuguant l’uchronie à un propos satirique, l’autrice finnoise ne se contente pas de s’inspirer de sa contribution au scénario du film Iron Sky. Bien au contraire, elle reprend des idées et des personnages abandonnés au cours des multiples écritures et réécritures de cette pochade à grand spectacle, pour impulser au récit une dimension féministe, lui faisant dépasser le simple statut de novélisation.


Tout l’intérêt du roman repose en effet sur sa narratrice, Renate Richter, dont nous épousons d’emblée le point de vue omniscient, puisque recomposé a posteriori dans le journal qu’elle tient après la grande guerre initiée par les nazis pour reconquérir la Terre. Un fait dont on découvre les prémisses et le dénouement au fur et à mesure de son récit. Renate restitue ainsi le processus mental qui l’a conduite à abandonner son conditionnement nazi pour adopter un regard plus critique sur le désastre final et sur ses contemporains, ennemis y compris.


Comme nous le découvrons, elle est née dans une famille appartenant à la race des seigneurs qui domine Schwarze Sonne, la base lunaire fondée par les survivants du nazisme après leur exil. Son père, scientifique de renom, appartient au cercle restreint des concepteurs de l’opération Götterdammerung, l’arme ultime développée pour exterminer les ennemis capitalistes et bolcheviques. Mais, le Mondführer ne manque pas d’autres armes pour mener à bien son projet. Walküre et autre Rheingold, des engins qui ne sont pas pour rien dans le mythe terrestre des soucoupes volantes, peuvent déchaîner la mort sur son ordre. Et si cela ne suffit pas, des zeppelins spatiaux de classe Siegfried s’entraînent pour déchaîner la Meteorblitzkrieg sur les principales villes terriennes.


Si elle est prête à assumer le pire, Renate n’a pourtant pas perdu l’espoir de reconquérir la Terre avec des méthode plus pacifiques, notamment grâce à la Hakenkreuzigungmaschine mise au point par son père afin de conditionner les esprits. Et puis, à force d’étudier la planète natale de sa race et ses œuvres, en particulier Heidi dont elle nous dévoile la nazification du propos, la jeune femme s’est prise d’affection pour ce monde. Elle a développé aussi un solide esprit critique, au point de réfléchir sur l’eugénisme prôné par le Mondreich et de douter des unions contractées après avoir testé la compatibilité génétique des conjoints. Ainsi, si Renate ne remet pas un seul instant en question le bien fondé de l’idéologie nazie et de sa propagande, elle n’en demeure pas moins une jeune femme intelligente qui s’interroge, n’hésitant pas à secouer la chape de plomb qui ossifie les relations entre les hommes et les femmes, privant le collectif national-socialiste de ses forces vives féminines.


En parfaite candide, Renate ne se résout donc pas à accepter le monde tel qu’il est, persuadée par son embrigadement que le meilleur est à venir, sous l’égide du Mondführer et des préceptes bienveillants de l’Ur-Führer Hitler (qu’il repose en paix au Walhalla). Une idéologie dont elle découvre progressivement les mensonges et les aspects inhumains, notamment pendant son voyage sur Terre et à son retour, mais qui n’a rien à envier à la duplicité des démocraties libérales, où les effets de mode passent pour une sorte d’embrigadement saisonnier, où les agences de communication usent des mêmes procédés que la propagande totalitaire et où les gouvernements sont guidés par les mêmes instincts prédateurs que le nazisme, les conduisant à manipuler sans vergogne leur électorat. Bref, Johanna Sinisalo n’épargne rien ni personne, dévoilant avec un humour grinçant et un sens de la catharsis salutaire l’absurdité du genre humain.


En dépit de son aspect de série-Z, Le Reich de la Lune se révèle donc un roman étonnamment malin et amusant, où l’uchronie ne sert pas seulement de prétexte à un défoulement jubilatoire. Bien au contraire, l’idéalisme de Renate nous renvoie à la figure la triste réalité de nos modes de vie, nourrit d’illusions savamment entretenues.


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le 9 juin 2018

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