La chance me prit de lire les essais dans le - presque - meilleur ordre possible : Le Rideau; Les Testaments Trahis; L'art du Roman (lut trop tôt pour moi); Et Une Rencontre.
Je dois vous convaincre de le lire, je dirais ceci en premier lieu : C'est, extrêmement, plaisant à lire :
J'exagère quelque peu, mais c'est plus des petites histoires qui se suivent, des développements libres mais intrinsèquement liés entre eux (comme dans ses romans, la lenteur ou même la plaisanterie) qu'un essais plus brute - cela se retrouve dans ses autres ouvrages !
Résultat la lecture est vraiment agréable, ce qui n'est pas si courant (j'exagère toujours) dans les propositions de pensées, mais le découpage permet vraiment de saisir les idées par où elle nous sembles les plus pertinentes, même facile à ressortir en conversation mondaine (si vous voulez discourir sur Leoš Janáček en tant que renouveau formel, tout en restant incapable de différencier un guitars d'une basse...).
On parle bien du roman, du caractère imminaient rocambolesque de l'art, de l'auteur, de l'apparition de la "story", de la liberté des modernes par rapport au pionier, de qu'est-ce qu'est le roman, ici "roman européen" (bien au dela de la considération géographique), de musique, de beaucoup de musique Mais en restant encore (dans cette essais) claire et accessible !
Je pense que le meilleur moyen d'en parler en justesse, cela serais de le republier ici... Ce que, malheureusement, je ne peux faire, et pensez qu'on y perds...
Bon, cela reste entre nous :
"Les âges de la vie dissimulés derrière le rideau
Je laisse défiler devant moi les romans dont je me souviens et j'essaie de préciser l'âge de leurs protagonistes. Curieusement, ils sont tous plus jeunes que dans ma mémoire. Cela, parce qu'ils représentaient pour leurs auteurs plutôt une situation humaine en général que la situation spécifique d'un âge. A la fin de ses aventures, après avoir compris qu'il ne voulait plus vivre dans le monde qui l'entoure, Fabrice del Dongo s'en va à la chartreuse. J'ai toujours adoré cette conclusion. Sauf que Fabrice est encore très jeune. Combien de temps un homme de son âge, si douloureusement déçu qu'il soit, supporterait-il de vivre dans une chartreuse? Stendhal a déjoué cette question en laissant mourir Fabrice après une seule année passée au couvent. Mychkine a vingt-six ans, Rogojine vingt-sept, Nastassia Philippovna vingt-cinq, Aglaïa n'en a que vingt et c'est précisément elle, la plus jeune, qui à la fin détruira, par ses déraisonnables initiatives, la vie de tous les autres. Pourtant, l'immaturité de ces personnages n'est pas examinée en tant que telle. Dostoïevski nous raconte le drame des êtres humains, non pas le drame de la jeunesse.
Roumain par sa naissance, Cioran, âgé de vingt-six ans, s'installe à Paris en 1937; dix ans plus tard, il édite son premier livre écrit en français et devient l'un des grands écrivains français de son temps. Dans les années quatre-vingt-dix, l'Europe, si indulgente jadis envers le nazisme naissant, se jette contre ses ombres avec une courageuse combativité. Le temps du grand règlement de comptes avec le passé arrive et les opinions fascistes du jeune Cioran de l'époque où il vivait en Roumanie font, subitement, l'actualité. En 1995, âgé de quatre-vingt-quatre ans, il meurt. J'ouvre un grand journal parisien: sur deux pages, une série d'articles nécrologiques. Aucun mot sur son ?uvre; c'est sa jeunesse roumaine qui a éc?uré, fasciné, indigné, inspiré ses scribes funèbres. Ils ont habillé le cadavre du grand écrivain français d'un costume folklorique roumain et l'ont forcé, dans le cercueil, à tenir son bras levé pour un salut fasciste.
Quelque temps plus tard j'ai lu un texte que Cioran avait écrit en 1949 quand il avait trente-huit ans: "... Je ne pouvais même pas m'imaginer mon passé; et quand j'y songe maintenant, il me semble me rappeler les années d'un autre. Et c'est cet autre que je renie, tout "moi-même" est ailleurs, à mille lieues de celui qu'il fut." Et plus loin: "quand je repense [...] à tout le délire de mon moi d'alors [...] il me semble me pencher sur les obsessions d'un étranger et je suis stupéfait d'apprendre que cet étranger était moi".
Ce qui m'intéresse dans ce texte, c'est l'étonnement de l'homme qui ne réussit à trouver aucun lien entre son "moi" présent et celui de jadis, qui est stupéfait devant l'énigme de son identité. Mais, dites-vous, cet étonnement est-il sincère? Bien sûr que oui! Dans sa version ordinaire, tout le monde le connaît: comment avez-vous pu prendre au sérieux ce courant philosophique (religieux, artistique, politique)? ou bien (plus banalement): comment avez-vous pu tomber amoureux (amoureuse) d'une femme si niaise (d'un homme si stupide)? Or, si pour la plupart des gens la jeunesse passe vite et ses égarements s'évaporent sans laisser de traces, celle de Cioran s'est pétrifiée; on ne peut pas se moquer avec le même sourire condescendant d'un amant ridicule et du fascisme.
Stupéfait, Cioran regarda ses années passées et s'emporta (je cite toujours le même texte de 1949): "Le malheur est le fait des jeunes. Ce sont eux qui promeuvent les doctrines d'intolérance et les mettent en pratique; ce sont eux qui ont besoin de sang, de cris, de tumulte, et de barbarie. A l'époque où j'étais jeune, toute l'Europe croyait à la jeunesse, toute l'Europe la poussait à la politique, aux affaires d'Etat."
Des Fabrice del Dongo, des Aglaïa, Nastassia, Mychkine, combien j'en vois autour de moi! Ils sont tous au début du voyage dans l'inconnu; sans aucun doute, ils errent; mais c'est une errance singulière: ils errent en ne se sachant pas errants; car leur inexpérience est double: ils ne connaissent pas le monde et ils ne se connaissent pas eux-mêmes; c'est seulement quand ils l'auront vue avec le recul de l'âge adulte que leur errance leur apparaîtra comme errance; plus: c'est seulement avec ce recul qu'ils seront en mesure de comprendre la notion même d'errance. Pour le moment, ne sachant rien du regard que l'avenir jettera un jour sur leur jeunesse passée, ils défendent leurs convictions avec beaucoup plus d'agressivité que ne défend les siennes un homme adulte qui a déjà fait l'expérience de la fragilité des certitudes humaines.
L'emportement de Cioran contre la jeunesse trahit une évidence: depuis chaque observatoire érigé sur la ligne tracée entre la naissance et la mort, le monde apparaît différent et les attitudes de celui qui s'y arrête se transforment; nul ne comprendra l'autre sans comprendre tout d'abord son âge. En effet, c'est tellement évident, oh, tellement évident! Mais seules les pseudo-évidences idéologiques sont visibles au premier abord. Une évidence existentielle, plus elle est évidente, moins elle est visible. Les âges de la vie se dissimulent derrière le rideau. "