Le Roi des Aulnes conjugue richesse, lourdeur et clarté, ce qui n’arrive pas tous les jours ; en même temps, on parle d’un livre qui est à la fois un roman de pseudo-initiation, un conte de guerre et le bestiaire d’un dément. D’un auteur dont un même texte – Vendredi ou la Vie sauvage – aura été publié en « Folio junior » et en « Pléiade ». Prix Goncourt, pour ne pas éclaircir les choses. À coup sûr futur classique, ce qui ne va pas de soi avec tout le reste.
Pour résumer : le personnage principal est un ogre – il se définit comme tel –, ou un genre de saint Christophe moderne : il n’est jamais plus heureux, pour ne pas dire plus, que lorsqu’il porte des jeunes garçons sur ses épaules. Il voit des signes partout, et le Roi des Aulnes retrace sa quête des pièces du puzzle et de l’ultime inversion bénigne par laquelle il s’accomplira… Dit autrement : la Deuxième Guerre mondiale, qu’il voit comme « un affrontement de chiffres et de signes, une pure mêlée audio-visuelle sans autre risque que des obscurités ou des erreurs d’interprétation. » (p. 187 en « Folio »), fournit à un garagiste vaguement anarchisant l’occasion de sublimer ses pulsions pédophiles, en devenant tour à tour photographe amateur, colombophile, terrassier, forestier au service de Göring, cavalier noir et homme à tout faire d’une napola en Prusse-Orientale… Autre version encore : une enfance sans amour, une adolescence revêche – qu’il n’évoquera jamais vraiment – et un corps hors normes ont fait d’Abel Tiffauges un malade mental obsédé par l’innocence, et qui ne trouvera que « dans les eaux troubles et tumultueuses de la guerre » (p. 225) un milieu à sa (dé)mesure.
On ne trouvera nulle prouesse stylistique ici : dans le Roi des Aulnes, le travail sur la langue est un travail de justesse syntaxique et de précision lexicale – c’est-à-dire que les deux autres activités de Tournier, la traduction et la philosophie, ne sont pas loin. L’intérêt est ailleurs.


La puissance incroyable du récit vient de ce que presque tout y fait sens – et à cet égard le protagoniste n’a pas tort de parler de « grand puzzle qu[’il] compose patiemment » (4 novembre 1938, p. 121). Ainsi, ce qui frappe à la relecture des vingt ou trente dernières pages, c’est qu’aucun élément n’y vient sans avoir été annoncé. Le roman semble a posteriori une gigantesque entreprise du romancier pour donner du sens au hasard, voire pour laisser penser qu’il n’y a pas de hasard. À ce titre, l’esthétique de Tournier rejoint en partie celle de Tiffauges, ce qui donne au Roi des Aulnes une ambiguïté dont le rire, plus ou moins jaune, n’est cependant pas absent – oui, il y aura un lion sortant d’une limousine, un troupeau d’aurochs en liberté et un cheval nommé Barbe-Bleue…
Il paraît facile d’analyser la très riche symbolique du Roi des Aulnes : les narrateurs s’en chargent. Mais j’ai la très nette impression que ces analyses, données en pâture au lecteur à chaque page ou presque, sont comme la muleta d’un torero : regarde, cher lecteur, semble nous dire le texte, ces perches que je te tends, lis cette explication du terme sinistre dont je me charge moi-même, remarque ces prémonitions dont je te laisse deviner qu’elles se réaliseront, ces liens avec l’histoire que je te rends explicites, ces innombrables jeux d’oppositions, de miroirs et d’échos dont je te donne la clé, ces références mythiques que je t’indique expressément ; pendant que tu te jettes là-dessus sans réfléchir, tu rates l’essentiel…
Peut-être dans les cinq cents pages du roman y en a-t-il une qui suffirait à percer le secret de Tiffauges, comme dans les gestes du torero il ne doit y en avoir qu’un qui donne la mort. Le fait est, par exemple, que je ne sais toujours pas si Tiffauges est coupable de ce dont on l’accuse avant que l’histoire du XXe siècle vienne à sa rescousse ; ni quel sens donner à la dernière page.

Alcofribas
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le 6 févr. 2017

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